François Munch

François Munch s'en est allé

Né à Heimersdorf le 1er mars 1922, décédé à Sierentz le 9 septembre 2005

Ne traitant pas de questions théologiques, cet hommage à un pauvre qui n'a connu que la foi du charbonnier ne présente pas de rapport immédiat avec les Conférences Culture et Christianisme. Et pourtant il a sa place ici : plus que maints discours savants sur Dieu et les problèmes religieux, sa parution dans la presse a touché de nombreux lecteurs dans leurs convictions les plus intimes.

Il passait pour simple et fruste auprès de ceux qui le côtoyaient sans le voir, mais il avait une profonde compréhension de la nature qu'il aimait d'un instinct charnel, et il pouvait se fier à son intuition pour connaître la bonté et la dureté des hommes. Avant même que le travail, les intempéries et l'errance ne le marquent, il portait les stigmates des éclats d'obus que la guerre avait logés dans son corps, et bien des gens le rejetaient à cause de ses misères. D'une inébranlable dignité dans ses hardes habituelles comme dans sa tenue du dimanche, il vivait libre et heureux sur les singuliers chemins de sa solitude. Humble parmi les humbles, il avait pour premiers compagnons la terre et les arbres, les animaux et les enfants encore préservés de la méchanceté. Seuls ces derniers l'appelaient Monsieur François.

Inlassablement il travaillait la terre qui ne lui appartenait pas mais était sienne, souvent à genoux quand la fatigue et l'âge eurent fini par le plier. Avec soin et patience il taillait les arbres de ses mains noueuses, sans beaucoup s'embarrasser des propriétaires qui l'employaient. Ne le préoccupaient que la couleur des matins, le temps qu'il fait chaque jour et le déroulement des saisons. Il aimait parler à la terre et aux plantes, aux bêtes et aux enfants. Il n'avait rien à leur dire ; mais comme la pluie, le soleil et le vent, il parlait de la vie enfouie dans le sol, de la sève et du sang qui font grandir, et peut-être de Dieu. Il évoquait ces choses que l'on ne peut pas exprimer avec des mots, mais que l'on peut entendre se dire elles-mêmes, doucement, au loin. La terre et le ciel lui étaient donnés avec tout ce qu'ils contiennent, en sorte qu'il cueillait sans souci les épis et les fruits qui s'offraient à lui en passant.

Sans havre et sans attaches, il était différent des gens établis, porteur d'une étrangeté inoffensive qui inquiétait certains. Le mépris ne lui était pas épargné et son travail n'était que rarement rémunéré à son prix. Aussi pouvait-il se pardonner l'amertume et la colère que d’insupportables agissements lui inspiraient à l’occasion. Chaque jour et par tous les temps il poursuivait à vélo son interminable pèlerinage, reconnaissant de l'ordinaire que la vie lui accordait, dévoué et fidèle. Attentif au bonheur des autres, il se réjouissait des fêtes alors même qu’il en était exclu. Quoique pauvre, il ne manquait de rien, n'enviait rien, ne réclamait rien. Sans rien posséder, il aimait donner et se sentait riche de ce qu'il partageait. Seul l'essentiel lui importait.

Là où il a été recueilli pour finir ses jours, c'est avec gratitude qu'il souriait parfois à ceux qui le soignaient, attendant en silence le paradis dont il a tant rêvé dans sa peine. Et quand est venu le moment de partir, avec ce même sourire il a dit adieu... Le vieil homme autrefois si connu et si méconnu dans le Sundgau est déjà presque oublié, mais sa vie aura compté pour toujours.

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D'aucuns le voyaient autrement...

Errant, imprévisible et rancunier. N'avait-il pas tendance à traîner sur les routes, voire dans les bistrots, alors qu'il avait une maison, ou du moins un droit de séjour dans l'ancienne maison de ses parents ? N'exposait-il pas trop souvent à son absentéisme ou à des initiatives inopportunes les personnes qui l'employaient à jardiner ou à tailler les arbres ? Et ne disait-on pas de lui qu'il se vengeait de ceux qui suscitaient son mécontentement ou sa colère ?

Que d'histoires colportées à son sujet ! Alors que les bébés des braves gens sont tous beaux (cela est notoire…), son physique ingrat aurait annoncé son destin dès sa petite enfance. Durant sa jeunesse, de l'école aux premiers emplois, il aurait vite honoré la mauvaise réputation dont on l'accablait. Puis, au lieu de succomber au champ d'honneur ou de revenir de la guerre avec des hauts-faits à raconter comme les autres, il aurait été prédestiné à recevoir les blessures qui l'ont à jamais déformé. Et ainsi de suite, sans rien en sa faveur… Son existence tout entière n'aurait constitué qu'une vaine dérive ne méritant aucun commentaire, enchaînant les expédients au jour le jour et de misère en misère, en marge des gens rangés et respectables. Un surnom ridicule devait du reste lui tenir lieu d'identité jusqu'à sa dernière heure, et encore après.

Tout le monde convient qu'il n'a pas eu trop de chance dans sa vie. Mais, terrible question pour beaucoup : le mauvais sort n'est-il pas mérité ? Dieu punit-il sans raison ? Qu'il soit né dans le malheur relevait aux yeux de certains de quelque péché hérité, et ils en cherchaient des signes de condamnation dans le passé des siens – récoltes détruites par le vent et la grêle, maladies et stérilité des bêtes, foudre et incendies, handicaps et alcoolisme, fausses couches, perte de jeunes enfants, etc. Peut-être n'était-il lui-même, pour les plus crédules ou les plus malveillants, que le dernier rejeton d'une lignée maudite, de celles qui engendraient autrefois les sorcières parmi les paysans ? D'où la crainte qu'inspirait son étrangeté et la méchanceté qu'on lui prêtait, sous les auspices d'un Dieu justicier et malfaisant plus odieux que tous les diables réunis.


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Mais qui sait quelle a été la peine de l'enfant soumis au mépris dès son plus jeune âge ? Etait-il écrit que cet homme devait accepter sans broncher les insultes dont on l'abreuvait, et les tricheries des gens réputés honnêtes qui s'ingéniaient à l'exploiter au mieux de leurs intérêts ? Pouvait-on vraiment lui reprocher l'amertume causée par la dérision et l'injustice dont il était l'objet ? Laissé de côté par les hommes, il se savait habité par une force qui le protégeait de la méchanceté vers laquelle beaucoup le poussaient, et qui confortait en lui le sentiment de sa dignité, l'aidant à assumer avec persévérance sa vie de labeur. En dépit de tout, il aimait le monde et les êtres qui l'entouraient. Méconnaître cette part de paradis qui éclairait son chemin condamne à ignorer l'essentiel de son être.

Qu'est-ce qui, en autrui et en nous-même, est vrai dans le fond et le restera à jamais ? Nul ne le sait. Mais on peut croire que de l'ambiguïté et de l'opacité journalières émerge peu à peu un être transfiguré pour l'éternité, mystérieusement pétri de l'infini en même temps que du quotidien. C'est cette vision-là que tout homme est invité à anticiper pour entrevoir autrui dans sa vérité ; et, peut-être, pour obtenir d'entrevoir quelque chose du ciel… Défi crucial, car c'est le regard porté sur les autres (et l'engagement qu'il implique) qui engendre et révèle la vérité de chacun ; et qui, par conséquent, dit qui nous sommes et qui nous resterons pour toujours.

Jean-Marie Kohler