Riche de fulgurantes intuitions et servi par une vaste culture, cet étonnant
livre ouvre un horizon d'espérance et de liberté par-delà
les leurres et les contraintes du monde actuel, et ce malgré les réserves
qu'appelle son caractère ésotérique.
En affirmant que la poursuite effrénée de l'épanouissement
individuel et le culte du moi ne relèvent que d'une vogue illusoire
et nocive, J. Kelen prend le contre-pied de l'hédonisme aujourd'hui
prédominant, axé sur le consumérisme, l'obsession de
guérir et un foisonnement de délires religieux. Vivre pleinement
exige, selon elle, que l'homme renonce à ses nostalgies infantiles,
brise les enfermements et les protections qui l'étouffent, retrouve
son désir originel et se voue à la passion d'aimer, seule capable
de l'ouvrir à autrui et à l'infini. Mais se risquer hors de
soi nécessite de douloureux arrachements, et l'amour expose à
des épreuves qui ne vont pas sans blessures. Bien que jamais salvatrice
par elle-même, la souffrance qu'entraînent ces blessures apparaît
à l'auteur comme la possibilité d'une expérience privilégiée,
susceptible de libérer l'homme de ses avoirs et de sa suffisance, et
de lui donner à entrevoir le monde tel qu'il est vu et aimé
par Dieu. J. Kelen réhabilite ainsi le dépouillement et le sacrifice
qui ont si mauvaise presse de nos jours, le courage, la patience et la fidélité.
Nul ne pouvant se donner sans accepter de se perdre, la tendresse n'est
pas possessive, ne comporte aucune réserve et n'exige rien en retour
; elle éveille une compassion sans limites pour toutes les créatures,
même les plus insignifiantes en apparence, dit l'auteur. Miracle des
miracles et source de toute inspiration, l'amour rachète le monde et
promet l'éternité, mais c'est en consumant ceux qu'il touche.
Personne ne peut se délivrer de ses entraves et atteindre la plénitude
de son être par ses propres moyens, ni dispenser par lui-même
le salut à autrui ; mais celui qui accompagne avec bonté ses
semblables dans la peine, celui-là accompagne Dieu qui ne peut se rencontrer
autrement. Et J. Kelen observe que l'égoïsme et la vanité
étant plutôt caractéristiques du sexe qui se dit fort,
les hommes ne peuvent guère espérer en guérir sans la
médiation des femmes qui leur révèlent leurs limites
et leur fragilité, et qui les font naître au désir d'aimer
et d'être aimés. Au reste, esquissée dans ce livre, la
perspective d'un amour qui assume la vie dans toute son ampleur, de l'érotique
au plus sublime, offre une généreuse lecture du vécu
mystique et reflète somptueusement une facette de l'infinité
divine.
Le choix d'une approche poétique et le détour par les grands
mythes de l'humanité confèrent à cet essai une originalité
et une force qui font assez généralement défaut aux ouvrages
de spiritualité ou de théologie. On a trop et trop mal parlé
de Dieu pour continuer à en disserter avec le même vocabulaire
et sur les mêmes registres. Ce n'est donc pas le moindre mérite
de J. Kelen de convier ses lecteurs à revisiter longuement la littérature,
des tragiques grecs aux poètes modernes, en passant par la Bible et
les mystiques arabes, Chrétien de Troyes, Dante et une foule d'autres
créateurs. Mais l'héroïsme, l'idéal chevaleresque,
le mysticisme et l'exaltation de la sainteté véhiculent aussi
de nombreuses ambiguïtés, et la vision proposée renvoie
à une esthétique, une morale et des doctrines désormais
largement obsolètes, car inappropriées aux réalités
et aux urgences nouvelles. Le monde a changé, et l'évolution
technique et scientifique ne cessent de le refaçonner. Quels seront,
dans ces conditions, les prophètes, les saints et les amis de la sagesse
que J. Kelen appelle de ses voeux ? Comment s'inscriront-ils dans la culture
contemporaine et participeront-ils aux combats où se joue l'avenir
de l'humanité ? Quoi qu'on dise, les hommes sont plus que jamais séparés
les uns des autres par un abîme qui engloutit l'immense multitude des
pauvres sans qu'ils puissent entendre la parole qui leur est destinée.
La connaissance ou la révélation seules s'avèrent de
ce fait impuissantes, et le spirituel sans le social et le politique risque
fort de n'être qu'un mirage.
L'ésotérisme qui entoure les intuitions de J. Kelen dévoile
ici ses excès et ses limites. Une pléthore de plaies, de sang
et de supplices qui rappellent le dolorisme et la cruauté d'un Dieu
pervers, malgré le rejet du masochisme par l'auteur. Un dualisme qui
situe Dieu loin de sa création, minimisant la portée du mystère
de l'incarnation au profit d'un idéalisme qui réduit le monde
à n'être qu'un exil. Une quête hors de l'espace et du temps
qui ne vise qu'un Royaume céleste et semble mésestimer l'enfantement
de Dieu dans le quotidien de l'existence humaine. Et l'énumération
peut continuer, fastidieuse mais nécessaire ; Une séparation
trop tranchée entre le masculin et le féminin, surplombée
par une Féminité éternelle célébrée
comme archétype et sacrement du Divin, et une glorification inconditionnelle
des passions amoureuses. Un volontarisme qui privilégie l'honneur et
l'héroïsme individuels en négligeant la grâce qui
oeuvre de façon gratuite et ordinaire parmi les hommes. Une conception
terriblement abrupte de l'absolu qui préside à un idéal
de pureté aux antipodes de notre humble condition, et qui entraîne
une dangereuse valorisation de la solitude extrême du pèlerin
et du mystique. Enfin, une définition du sacré commandée
par l'idée d'un Dieu Seul, Un et Tout Autre, dont le Christ ne serait
qu'une figure symbolique régnant au-delà des réalités
charnelles de l'humanité ; Pourquoi donc dénoncer avec tant d'insistance
la médiocrité apparente du monde qui est le nôtre et
dont nous sommes solidaires, en méconnaissant le formidable travail
d'engendrement en cours et les espérances inédites dont il est
porteur en dépit de tout ? Les présupposés initiatiques
et gnostiques de la démarche proposée sont élitistes
et source d'illusions, car l'aventure mystique ne constitue qu'un plaisir
solitaire quand elle est coupée de l'éthique.
Si ce survol de l'ouvrage de J. Kelen paraît contradictoire, faut-il
l'imputer à une interprétation fautive de la pensée de
l'auteur ? Sans être baron, nain ou docte, le lecteur reste sans doute
plus ou moins encombré des prétentions, des petitesses et de
la fausse science de ces trois catégories évoquées dans
le livre, mais cela ne suffit pas à expliquer ses réticences
ou son désaccord face à la philosophie de Kelen. Quoi qu'il
en soit, ce livre constitue une heureuse invitation à progresser vers
l'essentiel. Toute compassion, tout pain partagé et tout corps qui
se rompt au service des hommes sont eucharistie et rachètent le monde.
Tâcher de sauver Dieu en nous et dans les autres, quitte à perdre
tout savoir à son sujet, c'est ce qui reste de la religion à
notre époque difficile, mais c'est tout et il n'y a guère autre
chose à espérer aujourd'hui en ce domaine. Cela étant,
chacun se rappellera que Dieu accorde le soleil et la pluie aux bons et aux
méchants sans distinction, et que la radicalité de l'Evangile
exige donc la plus profonde humilité quand il est question d'absolu.
Devant le péril que représentent les fous de Dieu quel que soit
l'habit qu'ils revêtent, demandons au ciel de nous envoyer des frères
et des soeurs très modestes, plus enclins à offrir en silence
une main secourable qu'à convoiter les connaissances inaccessibles
et les jouissances extatiques, des frères et des soeurs capables d'épouser
le quotidien d'ici-bas pour le transfigurer.
Jean-Marie Kohler