SOS - EGLISES
Mystérieuse menace
Une étrange et inquiétante photo : celle d'un village
alsacien dont l'église s'est volatilisée en laissant dans
le paysage l'empreinte vide de sa silhouette ; et, en exergue, cette terrible
question : "Pourriez-vous imaginer une Alsace sans églises ?" De
quoi traumatiser jusqu'aux plus mécréants des Alsaciens !
Or cette photo et l'énigmatique question qui l'accompagne sont placardées
telles quelles dans tous les lieux de culte catholiques, et elles ont été
largement distribuées à la sortie des messes dominicales.
On a d'abord cru à une simple campagne de marketing imaginée
par une agence publicitaire au profit du diocèse, et il se dit que
ses premiers résultats ont justifié la confortable rémunération
versée au concepteur de cette géniale affiche à connotations
sécuritaires. Mais divers indices donnent à penser qu'en
marge de ses objectifs financiers, il s'agit en réalité d'une
affaire infiniment plus grave, même si l'archevêché
se refuse pour le moment à tout commentaire.
Que les autorités ecclésiastiques aient jugé opportun
de donner une aussi large diffusion à cette photo et à l'interrogation
qu'elle soulève incline à penser que l'éventualité
d'une disparition des églises en Alsace pourrait effectivement se
produire, qu'il importe d'en prendre acte et de se prémunir d'urgence
contre une telle catastrophe. Il y va du patrimoine et de l'avenir de la
civilisation rhénane tout entière ! Et, à vrai dire,
nul ne sait où le désastre s'arrêterait... Compte tenu
de ces enjeux, notre enquête sur cette troublante affaire a dû
être menée de façon strictement confidentielle, et
on comprendra qu'il nous faut respecter l'anonymat des personnes qui ont
accepté de fournir des informations sur les incroyables risques
encourus par nos églises. Mais on peut espérer que ce texte
suscitera l'intérêt qu'il mérite, et que nombre de
celles et ceux qui en prendront connaissance auront à coeur de contribuer
par leurs propres réflexions à sauver ce qui peut l'être
encore, au nom de leur devoir religieux et civique.
Mobilisation générale
Face au danger qui menace les églises, la religion et l'identité
alsacienne, les autorités s'angoissent. La discrétion est
de mise pour éviter la psychose, mais un plan de soutien psychologique
est en préparation. L'affaire mobilise non seulement les dévots,
mais l'ensemble des tenants de l'ordre établi. Lors d'une audience
privée, le pape s'est ému de l'affaire et a exprimé
sa profonde préoccupation. La Curie romaine suit jour après
jour le déroulement des enquêtes en cours. Le nonce apostolique
a fait nuitamment plusieurs visites incognito à Strasbourg. Par
la voix de son président, l'épiscopat français a tenu
à assurer l'archevêque du diocèse menacé de
sa très confraternelle sympathie. Bien qu'elles ne soient pas directement
concernées, les Eglises protestantes ne se sentent pas à
l'abri de tout danger et partagent l'inquiétude commune. Le Consistoire
israélite compatit. De son côté, l'Etat assume ses
responsabilités. Sur avis du Président de la République,
le Gouvernement a réactivé le plan vigipirate en Alsace.
Les Ministres de l'Intérieur et du Tourisme ont créé
une cellule de crise à laquelle sont conviés des représentants
des autres Ministères. Des commissions régionales et départementales
ont été constituées sous l'autorité des préfets
pour gérer ce dossier. Et les organisations politiques font pareillement
preuve de solidarité. Ainsi, le Parti Communiste s'est déclaré
très attaché aux églises en tant qu'éléments
essentiels du paysage local, tandis que le Front National est prêt
à aller au martyre pour défendre les symboles de feu la chrétienté.
Les investigations sont menées tous azimuts, et plusieurs hypothèses
peuvent d'ores et déjà être écartées.
Il est vrai que le Service des Monuments historiques s'inquiète
depuis longtemps d'une sorte de cancer de la pierre qui affecte de nombreux
sanctuaires, mais les experts en la matière assurent que cette maladie
n'est pas contagieuse et qu'il est donc peu probable qu'elle puisse se
propager à l'ensemble des édifices religieux. Par ailleurs,
l'iconoclasme républicain qui prônait la décapitation
des saints ne fait plus école, et aucun mouvement anticlérical,
qu'il soit maçonnique, marxiste, socialiste, anarchiste ou autre,
n'a proféré de menaces contre les églises depuis plusieurs
décennies. Quant au risque de voir les églises transformées
en mosquées, selon la propagande par affiches qui a récemment
été orchestrée par des xénophobes se faisant
passer pour des islamistes, il ne renvoie qu'à une ignoble manoeuvre
politique. Enfin, sur la foi d'un officier des Renseignements Généraux,
nous pouvons affirmer que les églises ne font pour le moment l'objet
d'aucune visée terroriste. Autant avouer, après ce rapide
tour d'horizon, que le danger de voir les églises s'évanouir
au milieu de nos localités s'avère des plus difficiles à
identifier.
A défaut de pouvoir déterminer la nature exacte de la
menace et de réussir à en démasquer les auteurs, que
faire pour conjurer le péril ? D'aucuns estiment que rien n'est
plus efficace pour consolider une église au centre d'un village
ou d'une ville qu'une puissante batterie de projecteurs capable de braver
toutes les formes d'obscurité. D'autres donnent la préférence
au bétonnage des sanctuaires et à l'extension des annexes,
à la rénovation des peintures, à la restauration du
mobilier sacré, au renouvellement des accessoires liturgiques. Mais
des observateurs plus subtils affirment que l'avenir de la foi n'est pas
plus au bout de la truelle que la victoire n'est au bout du fusil, et qu'il
faut s'engager corps et âme dans une politique nouvelle privilégiant
les restructurations institutionnelles et les formations pour substituer
des laïcs bien conditionnés au clergé défaillant.
Des fidèles fervents organisent des neuvaines et des pèlerinages.
Et soutenus par quelques jeunes prêtres particulièrement pieux,
les plus lucides des séminaristes préconisent, dernier remède
mais non le moindre, de renier les errements du concile Vatican II ; l'unique
voie de salut réside, selon eux, dans un retour franc et massif
au droit canon et à la piété de jadis. Quelques-uns
vont jusqu'à regretter publiquement que Monseigneur ait troqué
le noble col romain contre une futile cravate de soie, et ils attendent
comme un signe du ciel que le prélat arbore une croix pectorale
plus voyante et si possible dorée...
Le fond de l'affaire
On se doute qu'il y aurait encore beaucoup à dire au sujet de
cette dramatique affaire. Mais en attendant qu'elle soit élucidée,
une autre analyse est avancée avec lucidité et courage par
un vieux prêtre qui sait de quoi il parle. "Tout ce remue-ménage
est vain et ne peut en rien éloigner le spectre de la disparition
des églises. En réalité, la menace ne vient pas tant
de l'extérieur que du dedans : c'est le vide qui règne à
l'intérieur de nos églises qui risque de causer leur implosion
! Prisonniers d'un système ecclésiastique dépassé,
nous continuons à nous abuser avec ce qui reste de nos titres, de
nos fonctions sociales et de nos rentes. Nous croyons que les gens auront
toujours besoin de nous pour se faire enterrer, que le concordat assurera
notre survie ad vitam aeternam, et qu'il est impossible d'imaginer
une Alsace sans églises... Mais, je vous le demande, quel est le
rapport entre tout cela et l'Evangile ?
"Si nos églises restent de plus en plus souvent fermées,
si leur fréquentation diminue à mesure que la mort emporte
les anciens, si en somme elles sont de moins en moins utilisées,
cela signifie simplement qu'elles deviennent progressivement inutiles...
C'est en ce sens-là que les églises disparaissent de nos
villages et de nos villes ! Et si ça continue, Dieu lui-même
finira par quitter ces constructions pour rejoindre les hommes là
où ils vivent ! La question cruciale qui se pose aujourd'hui est
tout autre que celle qui accompagne la photo truquée de cette affiche,
qui assimile la foi à des habitudes et à des considérations
immobilières, et qui sollicite des réflexes conservateurs
pour mieux quêter. Pour sûr les pierres et les parpaings des
églises ne bougeront pas ; mais sommes-nous encore capables, en
l'état, d'annoncer l'Evangile aux hommes et aux femmes d'aujourd'hui
comme une vraie nouvelle et une bonne nouvelle pour eux ?"
Note : Les faits réels rapportés ci-dessus ne sont pas sans analogie avec la tragédie fictive décrite dans le livre intitulé En blanc dans le texte, de Jean Debruyne, Les Editions du Cerf, 2001...