Interview de Daniel Marguerat
 

Professeur  à la Faculté de théologie protestante de l'Université de Lausanne, Daniel Marguerat est internationalement connu comme un des meilleurs exégètes actuels, et comme un excellent théologien. Il est l'auteur et l'éditeur scientifique de nombreux travaux importants. Soucieux de permettre au grand public l'accès aux résultats de la recherche, il publie également des livres de vulgarisation, donne des conférences, et intervient à la télévision (on l'a vu notamment dans l'émission Corpus Christi sur la chaîne Arte). Il parlera du Dieu des premiers chrétiens. Quelle a été la foi de ceux qui ont suivi l'homme de Nazareth à la naissance de son mouvement ? Comment se sont construites les multiples théologies qui ont fait la richesse du christianisme primitif ? En quoi cela nous concerne-t-il aujourd'hui ? Les enjeux de ces questions sont esquissés dans l'interview qui suit.

Vous êtes exégète et théologien : qu'est-ce que cela signifie concrètement ?

L'exégète a pour métier de scruter les Ecritures, c'est-à-dire les textes bibliques, et de s'interroger sur leur sens. Ce qu'il cherche à atteindre, c'est l'expérience de Dieu faite par les premiers témoins : ce qu'ils ont vécu, ce qu'ils ont discerné, la révélation qui leur a été faite. Ce n'est pas un texte mort qui l'intéresse, mais la quête de l'expérience vivante à partir de laquelle les premiers chrétiens ont cru. S'agissant du Nouveau Testament, il cherche à reconstruire ce que les premiers chrétiens ont vécu, ce que furent leurs convictions, et ce qu'ils ont voulu transmettre en racontant la vie de Jésus, des apôtres, et des premières Eglises.

La vocation et le métier de l'exégète consistent donc à réanimer un monde ancien dans lequel s'est levée une parole. En cela, il rejoint l'historien qui, lui aussi, essaye de faire revivre un monde passé, en partant de documents. Mais l'exégète se distingue de l'historien par le fait que le monde qu'il essaye de faire revivre est le monde de la foi : en s'interrogeant sur la construction des croyances des premiers chrétiens, il s'interroge sur un discours qui porte sur Dieu et qui veut aider à faire découvrir Dieu. Le travail de l'exégète se développe alors en discours théologique. Et là, l'exégète et le théologien que je suis se sent particulièrement concerné, parce que je pense, avec l'Eglise, que l'expérience des premiers chrétiens nous permet d'identifier le Dieu qui se profile dans notre vie.

La diversité du christianisme primitif pouvait-elle se concilier avec l'unité de la foi au sein d'une Eglise universelle ?

En parlant de la foi des premiers chrétiens, je relèverai d'abord qu'ils vivaient dans des communautés qui n'avaient pas encore entre elles des liens comme ceux qui se sont établis ultérieurement. L'oecuménisme n'existait pas, si l'on entend par là une volonté de définir des convictions communes, partagées par une même chrétienté à travers le monde.

Aujourd'hui, nous n'avons pas idée de ce qu'a été l'explosion d'inventivité qui a permis aux premiers chrétiens de dire Dieu, de le représenter, de le peindre, de le prier, et d'en être les témoins à travers le monde antique. C'est une extraordinaire créativité qu'ils ont déployée, pour exprimer leurs convictions dans leurs langages et selon leurs modes de pensée, avec le vocabulaire et les représentations de chaque communauté locale - de Jérusalem à Antioche, d'Alexandrie à Rome. Si l'on peut risquer une comparaison, c'est un peu comme si, dans le cadre d'un même culte, intervenaient aujourd'hui des chrétiens des Etats-Unis, de Belgique, du Portugal et d'ailleurs... Ils auraient en commun la référence à Jésus Seigneur, mais on assisterait pour le reste à une immense diversité, à la mesure d'une multiple et riche fertilité d'esprit.

On croit souvent qu'au début était l'unité, et que la diversité s'est installée petit à petit par la suite, entraînant avec elle les méfaits de la division et des positions sectaires. En réalité, c'est l'inverse qui s'est produit : c'est bien la diversité qui a régné au début, et non l'unité. Ce n'est que plus tard qu'on a tenu à créer des liens, à instaurer des cohérences, à imposer l'unité.

A quoi peut servir de revenir sur les origines lointaines du christianisme, alors qu'il y a urgence à incarner la foi dans la culture contemporaine ?

Revenir sur la foi des premiers chrétiens, c'est se donner une chance de retrouver leur créativité. Nous étouffons sous le poids de langages figés : les formules de catéchisme ne nous disent plus rien, parce qu'elles ne sont pas dites dans nos mots. Il faut nous interroger sur la signification des termes que nous employons, et redécouvrir la riche diversité qu'ils ont longtemps véhiculée. Le mot résurrection, par exemple, ne renvoie plus qu'à une image stéréotypée, alors que les communautés primitives utilisaient tout une gamme de termes différents pour en dire la signification - ou plutôt pour exprimer les significations que les uns et les autres voulaient privilégier. Et il en est de même pour bien d'autres thèmes centraux de la foi chrétienne.

Pour incarner la foi dans la culture contemporaine, il faut essayer de retrouver la façon dont les premiers chrétiens ont dit leur adhésion au même Seigneur, à travers des registres aussi différents que les hymnes, les discours, les contes, la poésie, etc. L'authenticité de la foi n'est garantie par aucune formule, mais elle réside dans la fidélité de la référence au Christ, toujours à renouveler. Sous peine de voir le christianisme se fossiliser, il faut absolument retrouver l'efflorescence magnifique des théologies des premiers chrétiens, leur liberté de dire leur foi, leur inventivité. Il nous faut sortir des autoroutes des confessions de foi, pour retrouver les mots justes qui coïncident avec notre expérience du monde, pour exprimer des prières qui jaillissent de nos coeurs.

Le titre de votre conférence donne à penser que la foi a évolué au fil du temps. Pourquoi ne pas s'en tenir simplement au Dieu de Jésus ?

Il ne faut pas affirmer trop vite que nous savons quel était le Dieu de Jésus : personne ne le sait au juste. Nous ne pouvons avancer que des hypothèses à ce sujet, car le discours de Jésus sur Dieu ne nous a été transmis que par les témoignages des premiers chrétiens. Ce que nous pouvons savoir, par contre, c'est qui était le Dieu des premiers chrétiens, et en quels termes ceux-ci ont parlé du Dieu de Jésus. Quand on lit les évangiles, les épîtres de Paul et les autres écrits, on se rend compte que le Dieu de Jésus est réfracté au travers d'approches et d'expériences variées ; les manières de dire le Dieu de Jésus étaient par conséquent diverses. De même que les communautés ont foisonné, les confessions de foi se sont multipliées, et la chrétienté a proliféré en forgeant sans cesse de nouveaux langages pour dire sa foi.

Il existe des formulations de la foi, comme le symbole des apôtres fixé à Nicée au IVème siècle, qui permettent aux chrétiens d'affirmer leur communion avec les témoins du passé, et de se retrouver entre confessions diverses au travers de credos communs. Cela est très précieux : les protestants, les catholiques romains et les orthodoxes reconnaissent ainsi qu'ils sont issus de  racines communes, et que leur passé les rassemble dans une unité plus fondamentale que leur diversité actuelle.

Rares sont cependant les fidèles qui, en récitant le symbole de Nicée, sont au courant des controverses qui ont eu lieu à propos de la christologie, et qui mesurent les enjeux subtils qui se sont nichés derrière le choix des mots (comme "lumière née de la lumière", et les expressions suivantes). La formulation de ce credo reflète des débats théologiques du passé, qui ne correspondent plus à ce que nous vivons maintenant. D'une grande importance pour affirmer notre cohérence et la communion de tous les chrétiens, elle ne suffit plus à dire la foi qui nous habite aujourd'hui. Nous ne devons pas réduire l'expression de notre foi à un retour aux confessions antiques.

Face à la sécularisation de notre société d'une part, et au retour en force de multiples pratiques et croyances irrationnelles d'autre part, quel peut être l'avenir des Eglises chrétiennes ?

C'est un fait que la religion, qui a été très dénigrée par les intellectuels et les médias, fait aujourd'hui son retour : mais cela se passe souvent d'une manière marginale et sauvage. Ce qui me paraît capital dans ce contexte, c'est d'apprendre à articuler la foi et la raison, à "les conjuguer". Quand la foi n'est vécue que sur un registre affectif et ne circule qu'au niveau de l'émotionnel, elle devient vite le lieu de toutes les séductions et de toutes les régressions. Aussi profonde que soit la croyance, il reste nécessaire de la penser : le croire en Dieu s'accompagne d'un savoir sur Dieu. C'est bien pour cela, entre autres, que les premiers chrétiens ont laissé des écrits comme les évangiles et les épîtres - qui sont parfois ardus à lire.

Nous sommes entrés dans une période nouvelle, dans laquelle l'expérience religieuse et la distribution des savoirs religieux s'offrent à travers une multiplicité de mouvements, et ne sont plus véhiculés de façon exclusive - ni même de façon prioritaire - par les Eglises instituées. Celles-ci ne représentent plus que l'une des médiations possibles du religieux, tout au moins dans les sociétés occidentales. C'est un fait que les études sociologiques montrent clairement, et qu'il faut prendre en compte. Pour remédier à l'érosion des Eglises, pour les restaurer comme lieux d'expérience religieuse et de communication, il faut qu'elles réapprennent la convivialité et renouvellent leurs langages. Bien qu'elles soient menacées, je crois, pour ma part, qu'elles conservent un rôle essentiel à jouer. Pour beaucoup des petites communautés que l'offre religieuse moderne tend à multiplier, la croyance reste enclose dans la sphère individuelle. Face à cela, c'est la vocation des Eglises instituées de se porter garantes des implications sociales de la foi, de veiller à ce que la croyance s'incarne et s'investisse dans la société.

Propos recueillis par Jean-Marie Kohler