par Jacqueline Kohler
dans "Le Ralliement protestant", décembre 1998
Ne sommes-nous pas tous habités par la nostalgie d'une vérité perdue, et par le rêve de la retrouver à la faveur d'un retour aux origines ? Pour redéfinir notre foi dans le maelström de la civilisation contemporaine, pourquoi ne pas essayer de redécouvrir l'expérience fondatrice de ceux qui furent en premier les témoins de l'Evangile ?
En dévoilant le visage multiple du "Dieu des premiers chrétiens" dans le cadre des "Conférences Culture et Christianisme", Le Professeur Marguerat a mis en lumière la prodigieuse créativité qui a animé les communautés primitives, et qui devrait à nouveau inspirer les croyants pour dire Dieu aujourd'hui. Contrairement à une idée reçue, le christianisme n'est pas une religion venue du ciel toute faite, uniforme et définitive. Il s'est construit en se cherchant, et - mystère de l'incarnation - reste voué à la quête d'un Dieu qui ne se rencontre que sur les chemins des hommes.
Issu d'une modeste secte juive de Galilée, le christianisme n'a pris son essor qu'en quittant son milieu rural d'origine pour un environnement citadin. C'est entre Damas et Antioche qu'il a émergé dans l'histoire, au confluent de la tradition judaïque et de la tradition grecque, quand le Dieu d'Israël fut reconnu comme "le Dieu de tous et de chacun". Puis, à partir de là, il a embrasé l'empire romain en proclamant l'égale dignité de tous les êtres humains devant Dieu. Dès ses débuts, il s'est diversifié au contact des traditions et des cultures dans lesquelles il s'est inscrit, donnant lieu à des élaborations théologiques et à des langages aussi riches que différents. Pourtant, c'est du même Christ que se réclamaient les innombrables Eglises qui, en quelques décennies, ont foisonné autour de la Méditerranée.
Jésus n'avait pas fixé d'orthodoxie et n'a laissé aucun écrit. Dès lors a-t-il fallu de longs cheminements aux premiers chrétiens pour relire la vie et la mort du Christ à la lumière de l'expérience de Pâques, pour interroger la mémoire des témoins et reconstruire le message de la Bonne Nouvelle, pour en mesurer les implications inattendues et indicibles, et pour les formuler progressivement. L'exégèse des textes du Nouveau Testament permet de repérer les étapes de ces cheminements, et d'observer que le christianisme primitif a connu des trajectoires variées selon que certaines croyances se trouvaient valorisées différemment. D. Marguerat a ainsi distingué quatre lignes de force dans la foi des premières générations chrétiennes.
La trajectoire la plus ancienne, la plus profondément enracinée dans le terroir judaïque, proclamait que le Christ est le Seigneur de l'avenir qui reviendra juger le monde, pour libérer les justes de la domination des impies et instaurer le règne définitif de Dieu. La seconde mettait l'accent sur les activités de guérisseur de Jésus : en compatissant aux détresses physiques et morales, en soulageant les souffrances des malades, des exclus et des pécheurs, il révélait un Dieu proche des malheureux et agissant pour les libérer du mal. La doctrine privilégiée par la troisième trajectoire était celle du Juste relevé d'entre les morts : contre ceux qui prétendaient l'honorer par le supplice de Jésus, Dieu a reconnu comme sien l'homme fidèle pendu sur la croix et lui a donné de vaincre la mort à jamais. Pour la quatrième trajectoire, c'est l'héritage sapientiel qui prévalait : présenté comme Sagesse de Dieu, le Christ était reconnu comme source de sagesse et de vie éternelle pour ceux qui croient en lui et suivent ses enseignements.
Pour passionnante que fut cette évocation du christianisme naissant, elle n'a pris sa pleine signification que dans les perspectives actuelles ouvertes par D. Marguerat. Confesser la seigneurie de Dieu et croire que toutes choses passeront un jour au crible de la justice, c'est récuser le cynisme et la violence qui enserrent nos existences, et nous fier au Dieu de vérité à qui seul appartiendra le dernier mot sur chacun de nous et sur le monde. Professer que le Christ demeure présent et que l'amour opère des miracles, c'est refuser la fatalité du mal et oser ce qui parait souvent impossible aux hommes - substituer le respect au mépris, le pardon à la vengeance, remettre debout l'homme couché, briser l'exclusion, faire renaître l'humanité. Croire que la résurrection de Jésus a été l'aurore d'une création nouvelle et fonde toute l'espérance chrétienne, c'est "faire confiance en la mémoire de Dieu" qui nous connaît et nous aime comme nul ne peut nous connaître et nous aimer, et qui recueillera nos vies au terme de notre parcours terrestre. Célébrer le Christ comme incarnant la sagesse de Dieu, c'est s'ouvrir aux projets divins et repenser nos propres vies à la lumière de cette sagesse, c'est découvrir que l'ultime aboutissement de cette sagesse a été la croix - l'amour fidèle jusqu'à l'abaissement et la solitude extrêmes, glorifié par une fulgurante et définitive victoire de la vie sur la mort.
Après avoir montré comment ces trajectoires parfois divergentes se sont articulées dans les premières communautés chrétiennes, et comment elles peuvent continuer à se conjuguer de nos jours, D. Marguerat a souligné qu'il faut leur laisser leur spécificité parce qu'elles sont paroles de Dieu dans leur diversité comme dans leur convergence. En dépit de ce qui les oppose apparemment, l'image d'un Dieu qui jugera le monde de la fin des temps, celle d'un Dieu qui intervient en faveur des hommes dès maintenant, ou celle d'un Dieu identifié au Nazaréen supplicié sur la croix, nous apprennent les unes et les autres des vérités essentielles sur ce Dieu qui est unique, dont la sagesse à la fois nous éclaire et nous restera toujours inaccessible. Lui qui s'est révélé en Jésus demeure le Tout Autre; amour et vérité, Il dira la vérité parce que l'amour ne peut s'accomplir que dans la vérité; Il est le Dieu d'hier, d'aujourd'hui et de demain. Cette approche plurielle signifie qu'aucun discours humain ne peut contenir Dieu, que personne ne peut prétendre détenir l'entière vérité à son sujet. Il ne nous apparaît qu'à travers l'infinité des reflets que nous renvoie son oeuvre continue de création et de salut, mais jamais un homme ou une quelconque institution ne pourra le posséder. Il est Celui qu'il faut sans cesse chercher sur des chemins nouveaux comme l'ont fait les générations qui nous ont précédées : dans le prolongement des sillons déjà tracés et avec l'audace qu'exigent les aventures inédites.
Message de foi semé aux quatre vents, parole libre adressée à des hommes libres, l'intervention du Professeur Marguerat à réussi - moyennant une compétence et une cordialité exceptionnelles - à rassembler avec bonheur, autour d'une même passion, trois cents femmes et hommes en chemin sur les multiples trajectoires qui mènent à Dieu.