Les Conférences Culture et Christianisme recevront le 9 Novembre 2007 à Altkirch, à la Halle au Blé, à 20h, Dennis Gira, Théologien chrétien, spécialiste du bouddhisme, Enseignant à l'Institut catholique de Paris
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Dennis Gira, vous êtes d’origine américaine, bien que tous vos grands parents soient d’origine européenne, et vous avez été élevé dans la religion catholique ; mais vous avez aussi une réelle expérience de la tradition bouddhiste. Est-ce que vous pourriez nous évoquer cette expérience du bouddhisme ?
Cette expérience date de mon séjour au Japon. Je suis allé au Japon pour rencontrer le peuple japonais, étudier la langue et la civilisation japonaises, et j’ai compris qu’il fallait aussi étudier l’arrière-plan religieux qui est déterminant dans la façon de penser et de parler des Japonais d’aujourd’hui, même de ceux qui disent qu’ils ne croient pas. On n’échappe pas à ses racines. J’ai donc commencé à étudier les religions du Japon : bouddhisme, shintoïsme, etc., et parmi toutes ces religions, c’est le Bouddhisme qui me semblait le plus extraordinaire, parce qu’ayant une dimension universelle. Et pendant six ans, j’ai étudié le Bouddhisme, pas seulement celui du Japon, mais aussi celui de ses pays d’origine.
Vous montrez bien, dans vos livres sur le Bouddhisme, son origine indienne, ses différentes branches…
Oui, après être venu en France, j’ai continué à étudier le bouddhisme à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, et, une fois le diplôme obtenu, j’ai eu la chance de trouver un poste à l’Institut Catholique de Paris qui avait besoin de trouver quelqu’un pour enseigner le bouddhisme (toutes les formes du bouddhisme) et les relations entre christianisme et bouddhisme. Et cet enseignement dure depuis 1985, mais c’est ma dernière année. Je vais cependant continuer à enseigner dans des séminaires, et d’autres lieux de formation. Peut-être à Lyon et à Marseille.
Apparemment, vous étiez un peu tenté par le bouddhisme ? N’est-ce pas ce que dit votre livre « Le lotus et la croix » ?
Le titre de ce livre est un peu trompeur. Dans ce livre, j’explique pourquoi je suis chrétien. En fait, quand je parle de bouddhisme, je parle avec beaucoup d’enthousiasme. J’essaie de montrer aux gens ce qui fait vivre dans le bouddhisme. Beaucoup de Français pensent que je suis bouddhiste, ce qui est un peu gênant. Mais je n’ai jamais été mis devant un choix entre les deux voies. Je n’ai jamais été tenté de basculer vers le bouddhisme, mais celui-ci m’a obligé de repenser les raisons pour lesquelles je suis chrétien. Comme le dit saint Pierre, chacun doit être capable de donner les raisons de sa foi et de rendre compte de son espérance. C’est un peu ceci le sens de mon livre. Mais je me situe en fonction des questions qui me sont posées de par ma rencontre avec le bouddhisme. Ces questions sont assez radicales…
Vous pouvez expliciter ces questions ?
D’abord, et c’est évident, même si en France on a tendance à l’oublier, dans le bouddhisme tout, absolument tout, s’explique sans Dieu, et dans le christianisme il n’y a rien qui ne s’explique sans Dieu, avec le « D » majuscule, et surtout pas le phénomène de l’homme. Cette proposition met tout en question. On peut certes dire que nous sommes tous humains, que nous pratiquons tous la compassion. Tout cela est bien, mais quand on va au fond des choses et qu’on doit expliquer le pourquoi de la pratique de compassion et de l’amour, on voit bien qu’il s’agit de deux cohérences complètement différentes. Imaginer qu’un bouddhiste va aimer quelqu’un parce qu’il est créé à l’image de Dieu n’a aucun sens – puisque tout s’explique sans Dieu. Il est difficile pour le chrétien de comprendre les bases de la compassion dans le bouddhisme : l’interdépendance de toutes choses, ou encore la conviction que nous participons tous de la nature de Bouddha – ce qui implique qu’au niveau le plus profond, la distinction entre les individus, qui nous semble si évidente, n’a plus de sens : c’est la non dualité fondamentale, ou encore la vacuité. Finalement la compassion est simplement le reflet, au niveau de la vérité relative, de cette vérité fondamentale. On vit donc dans deux mondes totalement différents, mais les chrétiens peuvent constater qu’une grande partie de l’humanité peut vivre très très bien, avec une vie morale extrêmement élevée, sans aucune référence à Dieu. Le chrétien qui n’est pas interrogé par cela ne comprend pas ce qu’est le bouddhisme. Certains, je pense, ne veulent pas entendre les questions profondes que pose le bouddhisme. Personnellement, je crois que le chrétien est invité à entendre toutes les questions qui lui sont posées.
Il a comme tâche de chercher à comprendre comment ce qu’il découvre chez les autres peut être intégré à sa propre synthèse chrétienne.
Il faut faire attention aussi à notre manière de parler de Dieu, une manière que les autres ne comprennent pas du tout. Parfois, nous parlons trop vite et trop légèrement de Dieu, en pensant que nous sommes presque capables de le définir. Les bouddhistes nous ramènent à terre très vite. Ceci dit, il ne serait pas juste de dire que les bouddhistes sont athées, parce que normalement on tend à imaginer que ceux qui pensent que tout s’explique sans Dieu, ce sont des athées. Mais ce serait alors tomber dans la tentation de tout ramener à nous. En effet, pour nous la question de Dieu est fondamentale : celui qui croit que Dieu existe est théiste, celui qui croit qu’il n’existe pas est athée et celui qui ne se prononce pas est agnostique. Mais dans une autre partie du monde il y a des gens qui n’ont rien à voir avec notre question et quand on leur dit : « vous êtes des athées », ils nous disent : « mais vous nous situez dans votre manière de penser » et ils résistent à cela. Il faut accepter qu’ils ont peut-être raison de résister ; nous n’avons pas le droit de leur dire quelles doivent être leurs questions, donc le dialogue devient extrêmement difficile, mais extrêmement fructueux. Je ne crois pas que la qualité du dialogue dépende de la quantité de choses que nous avons en commun. Si nous avons tout en commun, nous n’avons plus rien à nous dire. C’est quand on ne partage pas les fondements que le dialogue devient extrêmement exigeant, mais aussi extrêmement fructueux.
Il faut noter aussi que quand tout s’explique sans Dieu, il n’y a pas de révélation. Le critère de la vérité c’est alors l’expérience de chacun, et ça explique en grande partie la réussite du bouddhisme en Occident parce que les Eglises sont souvent identifiées avec cet attachement à des dogmes qui vous sont imposés, même si on ne voit pas de lien entre ce que l’on doit croire et la vie quotidienne. Cela est proprement mortel, et il n’est pas facile d’en sortir. Si vous demandez à un chrétien moyen de vous montrer la relation entre sa vie quotidienne et le fait qu’il croit en la Trinité… alors là ce n’est pas simple.
Mais est-ce que la vie chrétienne ne repose pas aussi sur une rencontre avec le Christ, avec les autres, dans une communauté, là aussi donc, sur une expérience ?
Alors là oui, mais c’est ce qu’il faut expliquer aux gens, parce que pour ceux qui sont éloignés de l’Eglise et qui imaginent tout autre chose, il faut trouver le moyen de leur faire comprendre que, dans le christianisme, tout, absolument tout, du commencement à la fin, de haut en bas, de « a » à « z » est axé sur la relation interpersonnelle. C’est l’expérience fondamentale de l’homme, de tout homme, je crois. Mais j’ai des amis bouddhistes qui ne seraient pas d’accord avec cette proposition. Mais pour moi c’est fondamental, et c’est finalement une des raisons pour lesquelles je reste chrétien.
Est-ce que l’expérience bouddhiste est purement subjective ou est-ce une expérience universelle qui est celle de « l’éveil », la découverte de la « nature de Bouddha » et des « quatre nobles vérités », expérience qui peut prendre d’autres noms dans d’autres traditions ?
Dans la tradition bouddhiste cette vérité est universelle et elle est inscrite dans l’expérience de chaque homme. Si le Bouddha ne l’avait pas expérimentée ça ne changerait rien. Le Bouddha a découverte cette vérité et il la partage avec l’humanité. Mais la vérité a toujours été la. Et serait là même si le Bouddha n’avait jamais existé. C’est autre chose pour les chrétiens. Ils ne peuvent pas dire : « si Jésus Christ n’a jamais existé, ça ne change rien ». Pour nous l’avènement de Jésus Christ infléchit le déroulement de l’humanité. Dans le bouddhisme, chacun est appelé à faire sienne l’expérience de Bouddha – le Bouddha donc ne nous dit rien qui ne soit inscrit dans notre expérience. Il aide l’homme à voir les choses telles quelles sont. Peut-être n’est-on pas assez doué pour découvrir cette vérité seul, mais si les hommes se tournent vers le Bouddha, ils peuvent voir plus clairement ce qu’ils sont. A titre de comparaison, si je veux comprendre ce qu’est la physique nucléaire, alors que je ne suis pas scientifique pour deux sous, je serai très frustré. Et pourtant les grands principes de la physique nucléaire ne sont pas au-delà des capacités de l’intelligence humaine. Si je veux donc les comprendre, je n’ai pas besoin d’une Révélation. Il faut plutôt me mettre dans les pas de quelqu’un qui, lui, les maîtrise. Si je fais tout ce que le scientifique me dit, peu à peu j’arriverai à comprendre, et quand j’y arriverai, je n’aurai plus besoin de ce maître, bien que je lui serai toujours reconnaissant. De même les gens qui arrivent à l’éveil, bien qu’ils n’aient en principe plus besoin de Bouddha, ils lui en auront toujours une grande reconnaissance, parce que malgré tout c’est grâce à lui, quelque part, qu’ils y seront arrivés.
Est-ce que, malgré tout, comme le montre Bergson dans « Les deux sources de la morale et de la religion » tous les grands mystiques, par-delà l’espace et le temps, ne touchent pas quelque chose d’un absolu en eux ? Est-ce que ce n’est pas là un indice d’une possibilité universelle de chaque homme, de faire en eux cette « rencontre » ?
Mais est-ce cela la rencontre qui est au cœur de l’expérience chrétienne ? Dans la tradition chrétienne, la rencontre est entre deux personnes et elle dépend à la fois de l’initiative de Dieu, qui est libre, et de notre réponse, qui est aussi libre. Dieu ne peut rien faire pour nous obliger à lui répondre, et nous ne pouvons rien faire pour l’obliger à nous aimer.
Vous insistez beaucoup sur le fait qu’il n’y a pas d’altérité dans le bouddhisme…
Je vais être plus nuancé. Je dirais qu’il y a l’altérité, mais c’est toujours au niveau de la vérité relative : vous êtes visiblement là et je suis ici, et le bouddhiste ne dirait pas que ça ce n’est pas vrai. Il dirait simplement que cette différence, cette « dualité », se situe au niveau de la vérité relative. Mais n’oublions pas qu’une chose relative peut être importante, même très importante; mais à un autre niveau, puisque nous participons à la nature de Bouddha, nous ne sommes pas deux, d’où la « non dualité ». Pour les bouddhistes, et c’est là ce qui me questionne le plus, par rapport à eux, les mots clés qui parlent de l’Ultime - vacuité, non dualité, Nirvana, la conscience immaculée – semble laissent peu de place pour la rencontre. Pour les chrétiens, l’Ultime est une dynamique relationnelle, et c’est pourquoi ils parlent du Dieu trinitaire, de la communion : des mots qui reflètent une dimension relationnelle.
En langage philosophique, on dirait que le bouddhisme est une forme de monisme, où il n’y a que de l’un ?
J’ai été tenté de penser cela, mais je me suis toujours interrogé, parce que c’est plus subtil. Eux ils disent non dualité, advaita, « ce n’est pas deux », et nous nous disons : « si ce n’est pas deux, c’est un ». Il s’agit là d’une conclusion erronée. Nous pouvons gérer le concept « un », mais c’est beaucoup moins évident quand vous dites « pas deux » et on peut facilement tomber dans un piège. Les gens ne rentrent pas facilement dans cette subtilité, on fait des raccourcis, qui nous ramènent à une identité, mais ces raccourcis ne correspondent pas forcément à ce qui fait la cohérence de l’une ou l’autre tradition.
Mais est-ce que l’idée de nature universelle de Bouddha et celle de nature universelle de l’humain, telle que l’exprime la Genèse lorsqu’elle dit que l’homme est créé à l’image de Dieu ne renvoient pas à une même réalité ?
Mais dans la tradition biblique, il s’agit d’une révélation et non d’une découverte personnelle ; et, surtout, le bouddhisme n’est pas anthropocentrique. Quand on pense au samsara, le cycle des naissances et des morts, ce sont tous les êtres vivants qui sont prisonniers. Nous, nous disons « l’homme », mais les bouddhistes parlent des êtres vivants. Ce n’est pas l’homme qui est au centre. Ce qui est vrai c’est que l’existence humaine c’est une existence dite « axiale », mais il y a bien d’autres existences (êtres vivants) : les divinités, les animaux, les êtres dans les enfers. C’est dans l’existence humaine qu’on peut arriver à l’Eveil. Fondamentalement il n’y a que l’homme qui fait l’expérience de la précarité de toute existence, et qui donc peut voir que tout est éphémère, et il a l’intelligence pour y réfléchir. Quant aux divinités, leur vie est tellement longue (les kalpa) qu’elles ne peuvent pas faire l’expérience que la vie est éphémère. Dans les enfers, on souffre tellement qu’on ne peut pas réfléchir. L’existence humaine est axiale, mais le bouddhisme n’est pas anthropocentrique.Une des critiques formulées aux chrétiens, c’est qu’ils sont trop anthropocentriques, même lorsqu’ils pensent l’écologie.
Qu’est-ce qui se passe pour un bouddhiste quand il a atteint le Nirvana ?
C’est là que les concepts trouvent leurs limites, on tâtonne avec les concepts. Techniquement parlant, on ne peut absolument rien dire concernant le Nirvana, parce que dès qu’on en parle ce n’est pas ça. Mais d’une certaine façon on peut dire la même chose de Dieu, sauf que, côté chrétien, on a cet autre aspect qui est l’Incarnation. Pour le chrétien, la manière d’être de Jésus-Christ dans le monde est la manière d’être de Dieu parmi les hommes. Au niveau philosophique, on sait que toute image de Dieu, tout concept que nous employons pour en parler est une analogie. Même si je dis que Dieu est amour, je n’imagine pas que Dieu aime exactement comme les hommes aiment. Il faut éviter le piège de l’anthropomorphisme. Finalement, il faut reconnaître que l’amour de Dieu est infiniment plus grand que l’amour que je peux connaître. Mais ce mot nous dit malgré tout quelque chose de Dieu. Prenons un exemple, sans doute trop « simple » ? Quand on dit : « un microbe est vivant, un arbre est vivant, un lion est vivant, l’homme est vivant, Dieu est vivant », on voit très bien que le microbe n’est pas vivant comme nous. On voit bien aussi que nous ne sommes pas vivants comme l’arbre, etc. En même temps, il y a quelque chose qui me permet de parler et de qualifier le microbe, l’homme, l’arbre, etc. de« vivant ». Et quand on dit que Dieu est « vivant », la différence entre cette vie de Dieu et la nôtre est infiniment plus importante que celle entre notre vie et celle d’un microbe. Et pourtant dire que Dieu est « vivant », ça dit quelque chose. Cette notion d’analogie n’existe pas dans le bouddhisme. Parler va de pair avec ce que certains bouddhistes appellent la « pensée dualisante ». En effet, je parle toujours de quelque chose et je parle à quelqu’un. Cette dualité est trompeuse, le risque étant d’attacher une valeur absolue à ce qui ne l’est pas. Ainsi on ne voit pas la réalité profonde qu’est la non dualité. Mais on ne peut pas parler de la non dualité puisque cela échappe forcément à toute parole. Toute parole se situe forcément au niveau de la vérité relative. L’analogie n’a donc pas de sens.
Mais est-ce qu’il y a une opposition absolue entre expérience et langage ?
C’est plus complexe. On peut parler de nos expériences.
Mais pour un bouddhiste ?
Le bouddhiste peut parler de ses expériences de ce monde qui est éphémère et où il existe des distinctions entre les objets, entre les sujets et entre les objets et sujets. Il s’agit du niveau de la vérité relative. Il peut parler de tout comme nous. Mais pour les bouddhistes, l’expérience que l’homme fait de sa nature profonde est nécessairement directe. Si on passe par l’intermédiaire des mots et des concepts cette nature profonde devient un objet de ma connaissance. Et nous voilà dans la pensée dualisante.
Est-ce qu’il ne peut pas y avoir une espèce d’illusion de croire qu’on fait cette expérience ultime ?
Celui qui fait cette expérience ne peut pas s’illusionner, parce que l’expérience est justement tout le contraire d’une illusion. C’est nous qui sommes dans l’illusion quand nous accordons trop d’importance à cette dualité, qui peut quand même être très importante ! (Sourire).
Est-ce que l’éveil se réduit à faire l’expérience de la souffrance, de la douleur, du désir qui en est à la racine et de l’octuple chemin, ou bien est-ce effectivement cette plongée dans la « nature de Bouddha » ?
Il y a deux réponses : l’ancienne conception de l’éveil c’est surtout de voir que les choses sont telles qu’elles sont et d’accepter que les choses soient telles. Souvent on dit que pour les bouddhistes tout est souffrance parce que tout est éphémère, ce qui n’est pas très exact. Tout est éphémère et celui qui ne peut pas accepter que tout est éphémère, celui-là il va souffrir. Vous voyez la différence. Donc tout est dans le regard. Nous sommes dans le même monde éphémère. Si moi je peux intégrer cela pleinement dans mon existence, finalement tout ce qui va exister c’est l’instant présent, et là on est tout proche de l’éveil. Si je ne peux pas accepter que tout soit éphémère, c’est l’auto condamnation à la frustration perpétuelle parce que je veux avec tout ce que je suis, ce qui n’existe pas, la durée…. Et je vais être plongé dans le cycle des renaissances. Quand vous voyez les choses telles qu’elles sont, éphémères – ce qui n’est pas simple, comme la compréhension de l’Evangile n’est pas simple – vous allez arrêter toute forme de comportement égocentrique, parce que l’ego est illusoire. L’ego qui veut, qui se penche sur cette existence illusoire c’est le soi, mais un soi qui est impermanent comme tout le reste. Dans l’hindouisme, ce qui correspondrait à ce qui est durable c’est l’Atman. Et les bouddhistes parlent d’anatman. Ce qui pour les bouddhistes ouvre le chemin, c’est simplement de voir les choses telles qu’elles sont, accepter que le monde est éphémère, parce qu’il est éphémère, tout simplement. Mais il y a très peu de gens qui peuvent vivre cela, en réalité. Et les moines, ils peuvent le faire parce qu’ils peuvent décortiquer chaque moment de l’expérience et démasquer tous les pièges, à travers les méditations, les concentrations, etc. Et les gens qui ne font pas ça vont tomber dans les pièges, ce que nous faisons tous selon les bouddhistes. Dans le Grand Véhicule ça change un peu, mais tout est fait pour nous libérer de ce soi illusoire auquel nous attachons trop d’importance. Mais on va l’aborder d’une autre manière, en parlant de « nature de Bouddha ». Il n’y a pas deux, et s’il n’y a pas deux, toute forme d’égocentrisme va nous plonger dans la misère, parce que l’égocentrisme crée la division là où il n’y a pas deux.
Vous avez parlé des moines bouddhistes qui peuvent accéder à l’éveil. Ne peut-on pas dire que le christianisme est beaucoup plus accessible aux humains que le bouddhisme ? Est-ce qu’il n’y a pas une forme d’élitisme dans le bouddhisme ?
Certainement pas au sens de classe sociale privilégiée. Il ne faut pas oublier que dans le bouddhisme il y a plusieurs vies, ce qui pour nous est difficile à accepter, parce que pour nous il y en a une seule et cela crée des inégalités. Dans le bouddhisme, on pense à ce cycle de naissances et de morts, donc, si ces moines sont là, ça ne veut pas dire que dans des vies antérieures ils n’étaient pas aussi loin de l’éveil que nous ; et moi qui aide ces moines à avancer, je crée des liens qui vont me permettre dans une vie future d’être comme eux maintenant. Pour nous c’est bizarre, mais tout s’équilibre, c’est un grand équilibre.
Qu’est-ce qui fait que toutes ces renaissances, un jour, s’arrêtent ?
Pour l’individu, cela s’arrête le jour où il n’y a plus de raison de retomber, ce qui veut dire quand on ne pose plus d’actes karmiques.
Mais y a t il une « survie » à ce moment là, ou est-ce le néant total ?
En fait, et pour nous c’est difficile à accepter, c’est au-delà de l’existence et de la non existence. Tous nos mots sont vains. Si on admet que tout dans notre existence est conditionné, que rien n’a d’existence propre, alors là ce serait non conditionné, mais ce non conditionné ne dit pas grand’chose, parce qu’on n’en fait pas l’expérience, sauf si on est éveillé. Mais ça c’est le parinirvâna, c’est l’extinction de toutes les passions, parce qu’on aurait éliminé toutes les sources d’illusion.
Jusqu’à maintenant vous avez surtout évoqué des différences radicales entre christianisme et bouddhisme, mais n’y aurait-il pas aussi des points de convergence entre ces deux voies ? Sur quels points y aurait-il rencontre possible ?
Ce qu’on a à se dire l’un à l’autre? Il y a l’expression « le non soi » « anatman », c’est un peu complexe ; mais dans le bouddhisme, il n’y a pas de mot pour « personne », pas de concept qui corresponde à ce que nous appelons « personne ». On parle toujours de l’individu. C’est très important, parce que si on reste avec le mot « individu », là où il y a des individus il y aura conflit, source d’égocentrisme et dès qu’on voit que cet individu n’est pas aussi important qu’on pense, on a déjà la clé pour dépasser le problème. On va relativiser ce qui dans l’individu est source de conflit et renoncer à ce qui l’absolutise. Ceci pour montrer ce pourquoi le bouddhisme parle de non soi. Et cette expérience est aussi la nôtre quelque part. Le problème c’est que nous avons tendance à oublier de faire la distinction entre individu et personne, cela devient la même chose. Donc lorsque les bouddhistes disent que l’individu est illusoire, nous pensons qu’ils sont en train de dire que la « personne » est illusoire. Alors ça c’est quelque chose qui attaque une dimension qui est fondamentale pour nous. Mais ce n’est pas vrai, parce que ce qui est fondamental pour nous c’est la « personne » et non pas l’individu.
Nous sommes aussi appelés à aller plus loin. Nous sommes invités à partager, à entrer en communion avec Dieu lui-même : « Qu’ils soient un comme nous sommes un » (Jean, 17). C’est intéressant de noter que nous chrétiens parlons toujours de trois personnes en Dieu et jamais de trois individus. Nous avons donc un terme théologique qui nous aide à comprendre, et ce n’est pas l’individu qui est au centre, mais la personne. On peut se demander si l’individu ne correspond pas au soi qui doit mourir. Reconnaître cela nous permet d’entendre avec beaucoup plus de respect ce que disent les bouddhistes et de voir qu’ils ne sont pas forcément en train de nier tout ce que nous disons de la « personne ». Ce que les bouddhistes disent de l’individu est très parlant et peut nous aider à voir justement en quoi consiste le soi qui doit mourir. Et quand nous nous valorisons la « personne », les bouddhistes tout naturellement pensent que nous parlons de l’« individu ». Ils tombent dans le même piège que nous et seront tentés de dire « ces chrétiens sont en train d’absolutiser ce qui, visiblement, est relatif. Ils n’ont donc rien à nous dire. » C’est pourquoi je crois qu’il est très important d’introduire un peu de clarté dans tout cela. Pour moi le mot le plus proche de « personne » est peut-être « non soi », même si parfois on peut croire que c’est tout le contraire. Un mot juste, pour caractériser la personne est, pour moi, « mystère », ce qu’on ne cessera jamais de découvrir, ce qu’on ne pourra jamais définir. Ceci est d’ailleurs proche du bouddhisme, parce que si vous allez en Chine, en Chine il y a deux traductions pour « anatman »: l’une dit : « le soi n’existe pas » et l’autre « dès que vous dites que c’est ça, vous pouvez être certain que ce n’est pas ça ». Si vous abordez cette notion « d’anatman » de cette manière, vous voyez qu’elle est proche de notre notion de « personne », parce qu’on peut affirmer la même chose : « dès qu’on dit que c’est ça ce n’est pas ça ». Cela veut dire qu’on n’a jamais fini de découvrir ce qu’est la personne. Ce serait donc là un exemple de convergence possible. Mais pour nous la différence avec l’anatman est la dimension relationnelle de la personne.
Un autre exemple serait celui de la non dualité. Pour les bouddhistes il y a dans cette expression l’expérience d’une dualité conflictuelle. Mais moi je fais la même expérience de dualité conflictuelle, donc je ne vais pas passer ma vie à défendre cette dualité-là, parce que je vois les dégâts que cela ferait, mais je peux concevoir une « non dualité trinitaire », parce que dans la Trinité il n’y a pas non plus « deux » tel que nous pouvons l’imaginer. Ce n’est pas la non dualité dont parle le bouddhiste, c’est un autre type de non dualité, mais je crois que là il y a une possibilité de rencontre. Dans cette rencontre, les bouddhistes serait invités à aller plus loin que la vacuité, qu’ils considèrent eux-mêmes comme un piège pour celui qui s’y attache, et à nous à dépasser un peu notre interprétation « mathématique » de la Trinité.
Il y a aussi une autre notion qui revient très souvent dans le bouddhisme, c’est celle d’Ouverture. Fabrice Midal a même tendance à dire que la vacuité c’est l’Ouverture. Est-ce qu’il n’y a pas là aussi un point de rencontre possible entre christianisme et bouddhisme ? Ouverture à la grâce, par exemple.
J’insiste beaucoup sur les différences. La difficulté c’est que pour nous « ouverture » c’est « ouverture à » mais je ne sais pas – là c’est le Français qui parle, j’aimerais bien connaître le mot bouddhiste ainsi traduit, je crois que Fabrice Midal s’exprime ici comme un Occidental, j’aimerais bien savoir où se situe cette ouverture dans le processus d’évolution bouddhiste. Il y a dans le bouddhisme un espace infini, qui n’est pas un espace physique, on peut dire que ça c’est l’ouverture, mais ceci n’a rien à voir avec l’ouverture à un autre. Dans le christianisme, lorsque nous parlons d’ouverture, c’est toujours l’ouverture à quelque chose de plus grand, mais surtout de l’ouverture à quelqu’un, et là je ne sais pas si nous disons la même chose quand, bouddhistes ou chrétiens, nous disons que « nous sommes ouverts ».Ce n’est pas si évident, ce ne serait même pas bien que ce soit si évident !
Il y a un autre aspect, et c’est peut-être une des raisons qui fait que le bouddhisme exerce autant d’attrait aujourd’hui, c’est que les trois dimensions que sont corps, âme et esprit y sont davantage unifiés que dans notre tradition, occidentale en général et chrétienne en particulier. Est-ce juste de dire cela ?
Je ne sais pas si les bouddhistes accepteraient les catégories « corps, âme, esprit », mais certainement la différence entre dimension spirituelle et corporelle. Ce qui est vrai c’est que les bouddhistes sont plus conscients, par exemple, de la place que joue le corps dans la démarche spirituelle. Lorsque je demande à mes auditeurs de faire silence durant une ou deux minutes avant la lecture d’un texte d’évangile ou d’un texte bouddhiste, par exemple, il y a certes le silence, mais je me trouve devant toutes sortes attitudes corporelles ! Ceci montre quelque part que nous n’avons pas une ligne directrice concernant la manière de tenir le corps pour faire le silence. Pourtant il n’y a pas soixante manières de tenir le corps pour faire silence. En cela je reconnais que les bouddhistes ont énormément à nous dire. Mais fondamentalement je crois que le christianisme a beaucoup plus de respect pour le corps que le bouddhisme. Pour nous, ce qui est absolument axial, sine qua non, c’est l’expérience interpersonnelle, et il n’y a pas d’expérience interpersonnelle qui ne passe pas à travers la dimension corporelle. Et, dans l’Eglise, il n’y a pas de sacrement sans dimension corporelle. Je dirai que le corps est intégré de manière radicale dans la démarche spirituelle. On n’y pense pas, mais c’est vrai. C’est à cause même de ce lien étroit qui existe entre l’esprit et le corps, entre le corps et nos relations, que le christianisme ne coupe pas la relation entre eux et parle de la « résurrection de la chair ». Et parce que ce corps est trop lié au réseau de relations que nous avons construit tout au long de notre vie, réseau qui est assumé en Dieu, on ne peut pas simplement laisser tomber le corps. C’est là le gros problème que nous avons avec la réincarnation. Le corps est ici quelque chose comme un vêtement qu’on jette. On ne peut pourtant pas agir ainsi. Jean Vannier aurait beaucoup de choses à dire là-dessus, sur les handicapés et toute les relations qui passent par le corps, d’une manière que nous avons du mal à comprendre, mais qui sont réelles ; et la place que le bouddhisme accorde aux handicapés physiques et mentaux…c’est pas simple. Je crois qu’on a tout un trésor, en ce qui concerne le corps, chez nous, et qui, encore une fois, va jusqu’au bout ; le corps n’est pas quelque chose de relatif. C’est constitutif de notre démarche relationnelle, et donc de notre démarche de personne, spirituelle.
Une autre question. Est-ce que le bouddhisme n’a pas une dimension plus pédagogique que le christianisme ? Il suffit de suivre « l’octuple chemin », alors que dans le christianisme, il y a des dizaines de « spiritualités » différentes, ignatienne, franciscaine, etc. ; et dans le même ordre d’idées, est-ce que nos contemporains ne sont pas fascinés par une forme de simplicité, on peut penser ici à l’esprit Zen ?
Si vous vous plongez dans la multiplicité des formes du bouddhisme, vous avez quelque chose d’analogue. C’est vrai qu’il y a une certaine simplicité dans la tradition Zen, mais il y a beaucoup d’autres traditions où il n’en est pas ainsi : il y a le bouddhisme tibétain, très complexe, le bouddhisme de la « Terre pure », celui du Sud Est asiatique, etc. Il y a donc là aussi une très grande diversité. Ceci dit, les bouddhistes ont une forme de pédagogie que je respecte énormément : ils dispensent leur enseignement à des doses homéopathiques, qui permettent d’avancer lentement, sans jamais juger ; ils acceptent les gens là où ils sont, et chacun pourra reconnaître le décalage entre là où il en est et là où il devrait être. Ils aident les gens à reconnaître où ils en sont, et ils leur dispensent l’enseignement pour leur permettre d’avancer, sans jamais les accabler, surtout dans le domaine moral.
N’y a-t-il pas aussi un problème de langage ? On entend souvent encore dans nos homélies : « il faut, nous devons » et à côté de cela, tout un langage qui ne correspond plus à une expérience.
Tout à fait, mais cela correspond à un autre problème. Ici en Europe, on entend parfois dire: « moi, j’aime le bouddhisme, parce que là on peut faire ce qu’on veut ; il n’y a pas là quelqu’un pour dire ce qu’il faut faire ». Mais les bouddhistes ne disent pas qu’on peut faire ce qu’on veut. Ils savent bien qu’il n’y a pas trente six mille façons d’arriver à l’éveil. Mais ils savent aussi que si une personne ne fait pas l’expérience de cette vérité dont parle le bouddhisme, ça ne sert absolument à rien de dire ce qu’il faut croire ou penser. Ceci ne veut pas dire que ce n’est pas important, ça veut simplement dire que la personne qui ne « voit » pas, ne va pas faire ce qu’on lui dit. Mais même si la personne s’en va, ils sont persuadés que quelque chose va rester inscrit en elle et que tôt ou tard, cela va l’entraîner à « revenir » en quelque sorte, et elle sera plus apte à entendre. Il y a une grande vertu dans le bouddhisme, c’est la patience. La pédagogie c’est la patience, ce que nous, dans nos sociétés, nous aimons traduire par la tolérance, mais ce n’est pas la même chose. Dans cette vérité qui aide à avancer, si on en donne trop, on s’en va, et si on parle trop peu on n’avance pas. J’admire cette pédagogie, qui existe d’ailleurs dans l’Eglise catholique, mais c’est caché parfois ; en théologie morale cependant on parle de « gradualité », notion qui renvoie à un cheminement.
En ce qui concerne la souffrance, la douleur, le mal, y a-t-il des perspectives convergentes entre christianisme et bouddhisme, ou est-ce que là encore nous avons affaire à des différences radicales ? « Tout est souffrance » (dukha) dit le bouddhisme, et dans le christianisme il y a une faille dès le départ, signifiée par la notion de péché originel…
Ce sont là deux interprétations différentes, mais je pense qu’on ne peut pas dire qu’il y a « une faille dès le départ » dans la vision chrétienne des choses. Au commencement tout était « bon ». La faille vient plus tard. En tout cas, nous faisons tous l’expérience de la misère humaine, mais nous avons des explications différentes en ce qui concerne les origines de cette condition. Cette différence se reflète dans les réactions ici en Occident au phénomène du tsunami d’il y a quelques années. Lors du tsunami – parce que les pays bouddhistes aussi ont été frappés – les journalistes occidentaux m’ont demandé comment les bouddhistes gèrent le problème du mal engendré par cette catastrophe ? J’essayais de leur expliquer que le problème (métaphysique et théologique) du mal n’existe pas pour les bouddhistes tout simplement parce que tout s’explique sans Dieu dans cette tradition. Ce problème n’existe que pour ceux qui croient que Dieu est à la fois tout-puissant et aimant amour, que Dieu veut le bien-être de tous. Pourtant on constate la souffrance de tant de personnes partout dans le monde. Là il y a un type de contradiction. Certes, les bouddhistes qui ont perdu leurs biens et leur famille souffrent comme moi je souffrirais si je me trouvais dans les mêmes circonstances. Mais pour eux, du point de vue de la « doctrine bouddhiste », il n’y pas de contradiction. Au contraire, un tsunami, avec tout la misère qu’il engendre, est une illustration de plus de cette réalité fondamentale que tout est éphémère. Pour nous, c’est beaucoup plus délicat, cette souffrance, avec la question de l’existence de Dieu.
Tout le monde souffre, mais la question de l’origine de la souffrance est tout aussi fondamentale. Le « péché originel » est le résultat d’une relation brisée. Nous sommes tous comme saint Paul, faisant le mal que nous ne voulons pas et ne faisant pas le bien que nous voulons. C’est ça le constat. L’origine pour les bouddhistes, c’est l’ignorance. Côté chrétien, ce n’est pas forcément l’ignorance, c’est l’incapacité d’entrer dans cette relation interpersonnelle qui nous est offerte par Dieu. C’est là que le mot « péché » peut être parlant pour un chrétien, mais n’a aucun sens pour un bouddhiste ; c’est seulement cette ignorance, et, à mon avis, cela explique aussi pourquoi, dans le bouddhisme, on va donner un poids beaucoup plus important à la sagesse, parce que c’est par la sagesse qu’on dissipe l’ignorance. C’est ça qui guérit, alors que dans le christianisme, ce n’est pas forcément la sagesse qui guérit les relations brisées, c’est l’amour, c’est le pardon. Le christianisme met l’accent sur l’amour donc, sans oublier que la sagesse est importante.