Paul Valadier Morale en désordre

Compte rendu de la conférence donnée par Paul Valadier
A la Halle au Blé d'Altkirch, le 13.10.2006


Ce titre suggère que la morale aujourd'hui ne va pas bien, soit au niveau des principes, soit au niveau des pratiques; mais c’est une réaction presque permanente dans l'histoire de l’humanité que de déplorer la situation lamentable des moeurs, en particulier des jeunes et ce depuis la plus haute antiquité.
Nous sommes de plus aujourd'hui beaucoup plus sensibles à la présence du mal dans nos sociétés, à l’insécurité, aux attentats, aux corruptions, avec un effet grossissant qui nous conduit à ne plus voir que le mal. En réalité, le mal est visible et le bien l’est moins. Il suffit d’observer la vie dans nos hôpitaux par exemple pour y découvrir une somme de dévouement considérable, au jour le jour et dans le silence, qui nous invite à changer de regard. De même dans le monde scolaire, combien d’enseignants se dévouent pour transmettre leur savoir à des enfants dans des conditions très difficiles, forçant le respect. C’est un peu comme les trains qui arrivent à l’heure, cela paraît normal et on n’en parle pas.
En fait, quels sont les mouvements de fond qui touchent l’éthique ou la morale, au niveau des idées et des principes ? Quelle est leur inspiration ? En quoi posent-ils les bases d’une évolution durable ?

1. Approche philosophique

Nos sociétés connaissent le paradoxe de vivre des références fortes, mais qui sont contestées de l’intérieur. Nous appartenons en effet à des états de droit qui imposent à chacun de nous des obligations inéluctables, par exemple en matière d’héritage ou de fisc, ou de savoir vivre, obligations que la police et la justice ont mission de faire respecter.
Nos sociétés adhèrent aussi à la charte des Droits de l’Homme de l’ONU de 1948, reconnue au niveau du droit international et qui s’imposent aux nations qui l’ont ratifiée; un recours en justice est même prévu en cas de manquement, soulignant combien nos sociétés sont soumises à des références majeures et partagent une « profession de foi morale », portant par exemple sur la justice, la solidarité, le désir de paix, le respect et la dignité; ces valeurs sont inscrites dans nos constitutions et guident nos décisions pratiques, même si ça l’est très imparfaitement.
Selon l’impératif catégorique de Kant, je m'interroge si en moi et dans les autres je respecte l’humanité elle-même, si j’adhère à une loi qui me dépasse et m’oblige, si la dignité est bien fondée par le respect que nous avons les uns à l’égard des autres, qui que nous soyons, enfants, ou vieillards...Or, ces valeurs toujours professées par tout le monde, sont aujourd'hui dévorées du dedans; les mêmes mots sont employés,mais changent de sens.
Par exemple la notion de dignité suggère l’attitude de respect concernant l’humanité que vit tout autre, qui s’impose à moi et qui justifie la réticence devant une demande d’euthanasie. Mais simultanément une association comme « Mourir dans le dignité » plaide le contraire et estime légitime l’euthanasie au nom d’une dignité estimée comme perdue au moment de la demande; en Suisse, dans des cliniques spécialisées dans l’euthanasie, les infirmières qui s’occupent de malades en fin de vie s’appellent les soeurs dignitas.

Cette ambivalence introduite dans le sens de dignité reconnaît deux sources.

• La première relève de l’individualisme régnant selon lequel chacun s’estime son propre maître et mesure sa dignité à ce qu’il ressent, à ce qu’il estime lui convenir, à sa décision propre, son libre choix. Je peux, par exemple, estimer avoir perdu ma dignité parce que défiguré, handicapé, à charge des autres et au nom de cette auto-évaluation solliciter le suicide assisté; c’est en décidant individuellement, subjectivement de la nature de ma dignité que j’interpelle l’autre, médecin, infirmière, ami, pour me donner la mort. Cette disposition est à l’opposé de celle de Kant pour qui le devoir de la dignité m’oblige à l’égard de moi-même, se mesurant par plus haut que moi. Dans un autre registre, Elisabeth Badinter, féministe éclairée, reconnaissait la légitimité de la prostitution ou de l’avortement au nom de chacun à disposer librement de son propre corps; une pratique qui n’occasionne aucune gêne pour autrui et procure du bien ne peut être qu’autorisée...
Le désordre dans les concepts résulte de tels quiproquos: la dignité relève t-elle d’un ordre ontologique, constitutif et inaliénable de la personne (perspective kantienne) ou au contraire d’une appréciation subjective, personnelle, labile voire éphémère ( perspective individualiste) ?

• La deuxième source de désordre vient de l’utilitarisme, philosophie anglo-saxonne devenus omniprésente et dominante, qui enseigne de rechercher le plus grand bonheur pour le plus grand nombre, idée aussi séduisante que généreuse de prime abord... Mais l’idée s’avère en fait aussi redoutable en ce qu’elle relativise la référence à la personne au profit d’une mesure abstraite; il est en effet impossible d’additionner ce qu l’on appelle des utilités. Le bonheur de l’un ne peut s’additionner au bonheur d’un autre, parce que nous ne sommes pas d’accord sur le bonheur; pour l’un c’est de jouer aux cartes, pour un autre la pêche à la ligne, pour un autre encore la recherche scientifique. Le plus grand bonheur pour le plus grande nombre, ce n’est pas compatible; on réfère la personne à une entité abstraite dont personne ne connaît le contenu et on risque de subordonner la personne au bien-être de tous.

A cette thèse s’ajoute en corollaire la nécessité de réduire au maximum la souffrance pour le plus grand nombre, voire la supprimer; or Nietzsche, en reconnaissant là un idéal dominant du monde moderne en avait souligné le risque, parce que dans de nombreux cas, abolir la souffrance peur signifier abolir le souffrant.
Peter Singer, utilitariste australien convaincu, regrette par exemple l’aide aux vieillards qui souffrent sans espoir d’amélioration; tout le budget dépensé pour eux l’est à perte selon lui et servirait davantage à le construction d’autoroutes. De même, un enfant né gravement handicapé ne mériterait-il pas pour les mêmes raisons, d’être supprimé ? Non seulement leurs souffrances sont inutiles, mais ces êtres ont perdu, toujours selon lui, leur dignité...Car, si la dignité de la personne se réfère à sa capacité de parler, de raisonner, de faire mémoire et de formuler des projets, Singer estime que l’handicapé grave, dépourvu de ses facultés, a aussi perdu ainsi sa dignité et ne justifie guère de survivre. Plus encore, il argument même que, s’il y a des humains qui ne sont plus des personnes, il y a des animaux supérieurs qui en sont, car ils ont de la dignité...
Ainsi, l’individualisme d’une part, l’utilitarisme d’autre part se rejoignent en admettant des valeurs communes (comme la dignité) mais en en pervertissant le sens du dedans. Le débat du coup est piégé par le divergence de sens des mots utilisés, des références morales prônées.

2. Droit et politique

Le droit joue un rôle fondamental dans toute société; il règle les rapports sociaux, les structure, les stabilise, il évite la violence, la canalise, en vue du bien vivre ensemble en s’appuyant sur des notions de droit naturel, de justice, il se réfère à la personne humaine dont le corps n’est ni disponible, ni commercialisable .Mais il est soumis aujourd'hui à la multiplication de demandes subjectives, voire individualistes. Cet appel au droit pour protéger ses droits conduit à la juridiciarisation de la société. Le droit dans la recherche de sécurité, par exemple contre la précarité multiplie les règlements sur la sécurité; un carcan du droit se développe sur des demandes de type individualiste ou communautariste (contre le racisme, l’homophobie...). La multiplication des lois finit par nous paralyser, mais aussi par nous imposer un nouvel ordre moral, balisé de sanctions juridiques. Le constat est paradoxal de voir une société qui à la fois garantit la liberté individuelle et impose un politiquement ou un culturellement correct, souvent alimenté par des groupes de pression, qui concourent à l’évolution des moeurs et puis du droit. Le Monde par exemple avait publié trois éditoriaux favorables au PACS, qualifiant toute objection de rétrograde, pétainiste et infantile, puis un quatrième déclinant les limites de la loi dès lors qu’elle fut votée...De même aujourd'hui la réflexion sur le clonage semble contrainte par des groupes de pression scientifiques ou industriels qui rendent ambigu le débat véritablement démocratique. Du coup, les instances politiques, qu’elles soient de la majorité ou de l’opposition, se trouvent également démunies pour formuler des avis, si le droit évolue au gré des revendications individualistes ou communautaires.

3. Enjeux profonds

Le risque est donc de voir les valeurs les plus hautes de notre culture, progressivement vidées par le caprice individualiste, ce que Nietzsche dénomme nihilisme; ce travestissement, qui vide les références les plus fondamentales de leur sens, en vient à brouiller les consciences et le débat public. Le risque de l’individualisme est de renvoyer chacun à sa solitude (le mourant décidant de lui-même pour lui-même) et de substituer la personne par un objet valorisable et disponible (commerce d’organes ou de la prostitution...) Le citoyen est donc appelé à un travail de discernement pour sauver la démocratie du mensonge; nous ne sommes pas des êtres solitaires, mais des êtres solidaires. Le mourant a besoin d’une main qui se tend vers lui; nous sommes des êtres de relation, de langage. Le Samaritain de l’Evangile n’a pas soigné le moribond pour ses capacités de raison ou de mémoire, puisqu'il était mourant; il était porté par le souci de sa propre humanité, percevant qu’il aurait perdu sa propre dignité s’il avait dénié celle du blessé. Nous sommes faits les uns par les autres, capables de nous aider les uns les autres à grandir en humanité. Le souffle de l’Evangile nous apprend cet excès de sollicitude qui nous invite à savoir perdre sa vie pour la gagner, non à thésauriser nos intérêts individuels.

Conclusion

Nos sociétés sont riches de valeurs éminentes, qui nécessitent d’être entretenues, car elles sont biodégradables; des valeurs tells que liberté, égalité, dignité peuvent être totalement perverties et nécessitent vigilance et discernement pour être préservées. Les croyants, qu’ils soient religieux ou humanistes, sont notamment invités à alimenter du dedans ces valeurs constamment menacées de dissolution.