Litta Basset Entretien avec Litta Basset : Guérir du malheur, approche psychologique et spirituelle

Les Conférences Culture et Christianisme recevront le 31 mars 2006 à Altkirch, à la Halle au Blé, à 20h, Lytta Basset, Professeure à la Faculté de Théologie de Neuchâtel.

Est-ce que parler de malheur n'est pas un peu excessif ?

Pouvez-vous me citer une seule existence où il n'y ait pas de malheur, de mal subi ? Alors pourquoi ne pas appeler les choses par leur nom ? Mais cette question nous fait toucher d'emblée le problème de la banalisation du mal, qui est vraiment pour moi un des grands problèmes de l'existence, et qui fait que beaucoup de gens ont de la peine à s'en sortir, parce que, à partir du moment où vous minimisez et banalisez ce qui vous est arrivé (ou que d'autres vous le banalisent) vous finissez par dire à vous-même « N'en parlons plus. Il y a des gens plus malheureux que moi, etc » Et ainsi, pour finir, ça reste sous le couvercle. Je crois que la première question est celle de l'amertume que l'on rencontre chez beaucoup de gens. On ne vient pas au monde amer ! Je suis toujours frappée, quand des gens me parlent de leur vie, qu'ils me racontent des choses terribles, comme si c'étaient les plus naturelles du monde. Alors il y a certes des malheurs qui vont être intégrés, surmontés, traversés, parce qu'il y a des personnes autour, qui sont chaleureuses, empathiques, qui vont aider la personne à faire face. Mais pour beaucoup ça ne va pas être ainsi ; alors on traîne des boulets et on ne sait pas pourquoi. Des dizaines d'années après on va toujours se sentir déprimé et on ne sait pas pourquoi, ou bien on a toujours mal quelque part.

Est-ce que vous pouvez nous dire comment vous êtes arrivée à cette notion de malheur ?   

Oui, ça c'est quelque chose d'important. J'avais fait des études de philosophie, puis de théologie. Et j'ai toujours été frappée par l'énorme place qu'occupait la faute, aussi bien en philosophie qu'en théologie. Il  y a  des rayons entiers de livres sur la culpabilité, la faute, et quand j'ai voulu m'intéresser au mal subi, presque rien. La littérature autour de la Shoah, oui. Après la Shoah il y en a eu plus, surtout dans les deux dernières décennies. Quand nous avons fait nos études, ça ne venait à l'idée de personne qu'on pouvait être autre chose que pécheur, mauvais, coupable. Pendant mes 7 années d'études, la réalité du mal subi ne m'a même pas effleurée. Pourquoi ? Parce que mon propre malheur était resté sous le couvercle. J'avais commencé une thèse en théologie, sur la culpabilité, bien sûr. Mais au bout d'un moment ça ne tenait plus, ça ne menait nulle part. J'ai tout arrêté. Parallèlement j'avais commencé une démarche thérapeutique. Et ce qui commençait à apparaître, c'étaient les malheurs et les blessures qui étaient sous la culpabilité. Pendant deux ans j'ai arrêté ma thèse, puis j'ai senti que je pouvais y aller, mais je ne démarrai plus avec la faute, mais avec le malheur. La vie m'a acculée à prendre en considération mon  histoire de malheur, et à partir de là s'explique pourquoi mon point de départ était Job.

Et ainsi la culpabilité a pris une autre dimension ?

Tout à fait. J'ai commencé à entendre la parole de Jésus : « Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés ». La prise en compte de la blessure, de la souffrance, est devenue progressivement la chose importante et la culpabilité a fondu comme neige au soleil, au fur et à mesure que j'allais dans la réalité des blessures du passé. Il y a beaucoup de gens qui se souviennent, mais ça reste souvent anesthésié. Ils n'ont  jamais eu l'occasion d'en parler et de recevoir de la compassion. Ils vont rester dans le malheur.

Comment expliquez-vous que jusqu'à la Shoah le mal subi n'ait pas été pris en compte par la philosophie et la théologie ?

Je pense qu'il y a eu un impact énorme de l'enseignement religieux, de l'enseignement chrétien. Voilà 20 siècles qu'on nous dit que l'homme est mauvais, pécheur, que l'humain est corrompu. Alice Miller éclaire bien cela dans son livre C'est pour ton bien. Elle montre qu'en Allemagne la plupart des familles éduquaient leurs enfants selon la « pédagogie noire », c'est-à-dire avec l'idée que l'être humain est foncièrement mauvais et qu'il faut  le redresser dès le berceau, avec l'interprétation selon laquelle on est corrompu dès le sein de sa mère. C'est une interprétation totalement fausse du Psaume 50, parce qu'elle néglige le contexte dans lequel ces paroles ont été écrites : il s'agit ici de David qui vient d'envoyer Uri à la mort, pour pouvoir coucher avec Bethsabée, dont il a eu un enfant. C'est alors un homme qui est dans le désespoir total, qui se voit tout entier noir, noir depuis toujours. C'est une confession de péché. Eriger cela en dogme conduit à un dérapage monstrueux. Saint Augustin est quand même très responsable du tournant pris par l'Occident chrétien. L'enfant fait confiance à ses parents, il épouse en quelque sorte leur conception du bien et du mal et finit par se dire : « Je suis vraiment mauvais ».Voilà une première réponse. L'autre aspect - c'est la psychologie et les sciences humaines qui nous le disent - c'est que nous sommes structurés comme çà. Lorsque quelque chose de douloureux nous arrive et que nous ne pouvons pas le comprendre, la culpabilité en est une explication. Si c'est de ma faute, je comprends tout, et c'est très rassurant pour moi, parce que si je n'avais pas fait ainsi, le malheur ne serait pas arrivé. Cela redonne du sens et aussi du pouvoir, parce que j'aurais pu l'empêcher . Et jusqu'à ce que j'admette ma totale impuissance face à cette injustice-là, face à ce malheur, il en faut du chemin.

Comment sortir de cette situation ?

C'est l'essentiel de mon enseignement, maintenant : psychologie et anthropologie biblique. Je n'ai pas beaucoup de difficulté à faire le lien entre les données psychologiques et les données bibliques. Le donné biblique consiste à affirmer que tout ce que nous pouvons dire de l'être humain nous l'enracinons dans ce que la Bible peut en dire, et ceci donne un éclairage extraordinaire. Cela donne un sens. Une chose est de voir comment l'être humain fonctionne
-  c'est la psychologie et les sciences humaines - et une autre est de se poser des questions : vers quoi  va cet être humain ? Pourquoi est-il là ? Quel sens a la souffrance ? Qu'est-ce qu'il y a après la mort ? Etc. Toutes ces questions c'est le donné biblique qui nous aide à les éclairer  Il y a toute une aspiration profonde de l'être humain à aller vers quelque chose La parole biblique nous donne un but dans la vie. Elle nous dit : « Tu n'es pas là par hasard, tu as quelque chose à faire fructifier, tu portes en toi un potentiel qui va t'aider à t'accomplir toi, mais aussi d'autres personnes. Nous avons une chance folle de pouvoir intégrer les données psychologiques et biblique.
                                                                                                                                                                                                                                                                                                          
Psychologiques, bibliques et   spirituelles ?

Justement. Je prends « spirituel » au sens le plus étymologique, c'est-à-dire spiritus, pneuma, souffle. Le souffle, c'est quelque chose qui bouge et fait bouger, ça ouvre une fenêtre. Le Souffle c'est donc vraiment ce qui va pousser une personne à faire une démarche là où elle était enfermée dans son malheur. Nous les chrétiens, nous n'avons pas le monopole de l'Esprit, puisque l'Esprit souffle où il veut, quand il veut, et comme il veut ! Il peut même souffler dans un cabinet de psy !

Quand je fais de l'accompagnement, je dis clairement que je m'enracine dans la Tradition chrétienne et les gens non seulement l'acceptent mais le demandent et je dis souvent que, dans l'accompagnement on n'est pas 2 mais 3 : « Là où 2 ou 3 sont réunis, je suis au milieu d'eux », c'est ce que dit Jésus. Les gens vont commencer à  guérir du malheur très souvent parce qu'ils ont rencontré quelqu'un, ne serait-ce qu'une personne, avec qui ils ont pu avoir un échange en vérité. Le plus terrible est l'absence de témoin. N'importe qui peut être témoin dans la mesure où il a une ouverture à ce que vit l'autre, et ressent avec lui une sorte de co-humanité. On peut devenir fou, si personne n'est là  pour entendre. Mais je ne suis jamais découragée dans l'accompagnement, jamais, parce que je me dis : « Jusqu'à son dernier souffle cette personne peut s'en sortir. Qu'est-ce qui empêche le Souffle de l'Esprit saint de traverser portes et fenêtres. »

Et la mort ?

L'impression que j'ai, c'est que nous vivons des morts bien avant notre mort physique. Quand il y a des drames terrifiants qui se passent à un âge très précoce, où l'enfant n'a pas les moyens de faire face, il vit véritablement une forme de mort et plus tard, devenu adulte, il dira « Il y a quelque chose qui est mort en moi ».

Mais il y a aussi un autre aspect, c'est d'apprivoiser la mort par le deuil d'un être très proche, parce qu'on ne choisit pas là non plus. La personne qui est morte, sa mort nous a tués d'une certaine manière, mais en même temps, le travail de deuil, de résurrection, fait qu'on reprend pied dans la vie, et que la mort à venir nous fait beaucoup moins peur, pour la bonne raison aussi qu'on peut se réjouir de retrouver la personne qui nous a quittés, et se dire qu'on va vers quelque chose qu'on a du mal à imaginer très exactement, mais vers quoi on va.

Abîme du malheur, abîme du pardon ?

Oui, c'est ça qui est extraordinaire. C'est de nouveau le texte biblique. En même temps qu'est affirmée l'existence de l'abîme (Gen 1,1) en même temps l'Esprit de Dieu plane à la surface des eaux. La mer étant ici le symbole du mal, il y a l'idée que Dieu est au-dessus, en ce sens qu'il domine ce chaos, cette confusion. Je pense que la chose la plus divine qui est en nous, c'est justement la capacité de nommer le mal qui nous a été fait et de nous différencier de ce mal. C'est un véritable pouvoir créateur. C'est un pouvoir infini, parce que c'est proprement le pouvoir créateur de Dieu qui est en nous. En nommant le mal subi, nous faisons ce que Dieu a fait au début de la Genèse. Nous pouvons alors lâcher ce qui nous a emprisonnés, lâcher les personnes qui nous ont fait du mal et ainsi pardonner. Mais il faut d'abord nommer le mal subi et le dire à la personne concernée. Tant qu'on n'a pas fait le travail de nommer le malheur, on y est englouti. Et dire aussi à l'autre : « Tu as fait cela. Je tiens à ce que tu le saches. Voilà comment je l'ai vécu. Maintenant à partir de là, tu en fais ce que tu veux. Pour moi, basta. Mais il fallait que je te le dise. C'est le fameux « faire reproche ». (Mt, 18), le côté irremplaçable de la parole qui dit la vérité, qui dit ce qui a été.

Jésus a le souci de la personne offensée. Il dit : « L'Esprit de la Vérité vous conduira jusqu'à la vérité tout entière ». Si tu ne fais pas cette démarche, tu vas rester prisonnier toute ta vie ».

Ce qui m'énerve chez beaucoup de chrétiens, c'est quand ils disent : « Humainement on ne peut pas pardonner. Il n'y a que Dieu qui le puisse ». Ce n'est pas du tout fidèle au texte, ni à la réalité. Regardez Nelson Mandela, et combien d'autres, moins célèbres.
Qu'en est-il du langage religieux, a-t-il encore une chance d'être entendu ?

Moi-même, je dis la même chose que le texte biblique, mais avec des mots d'aujourd'hui, qui ne sont pas connotés. Je bannis le mot « péché », et même le mot « pardon » me dérange souvent. Je préfère mille fois parler de « l'accueil inconditionnel de Dieu ». Je ne vois pas pourquoi Dieu devrait me pardonner alors qu'il m'a fait la vie si dure, avec tant de malheurs. Et c'est le cas de tellement de gens. Pour moi, Dieu est avant tout accueil inconditionnel. Le mot « pardon »  est forcément connoté avec « faute ».Ce n'est pas du tout cela. C'est ratatiner Dieu à une histoire de calculs d'épicier : « Tu as fait cela, tu mérites cela, ou OK, je passe l'éponge ». C'est totalement réducteur par rapport au message biblique. Donc je préfère parler de l'accueil inconditionnel de Dieu et ainsi cela passe très bien.

Je déteste beaucoup de mots dont je sais qu'ils ne servent à rien, et qui ne me parlent pas. Le mot « péché », je ne vais pas l'utiliser comme ça. Il n'a pas de sens pour beaucoup de gens, ou alors ils le comprennent de travers. Moi, je parle de l'absence de relation avec Dieu, et ça, être séparé de Dieu, on en souffre assez. Les gens savent très bien ce que c'est qu'être séparé de  Dieu et de l'autre. On en souffre assez soi-même sans que l'on vienne encore vous faire la morale avec l'idée que ce n'est pas bien. Et qu'est-ce qui vous coupe justement le plus de Dieu et des autres, si ce n'est le malheur. Jésus disait : « Venez à moi vous tous qui êtes fatigués, chargés » et non pas : « Venez à moi vous qui êtes des affreux coupables, pécheurs ».


Propos recueillis par Jean-Pierre Fuchs et Daniel Deffarges