Lytta Basset commence par critiquer le simple discours théorique sur le Mal et la Faute, discours qui ne passe pas par le crible de l'expérience et qui ainsi n'est plus audible par nos contemporains. Sa pensée sur le malheur est intimement liée à son expérience personnelle, ancienne et récente, et, en particulier à la mort de son fils aîné. Par ailleurs, chacun d'entre nous a connu sa part de souffrance personnelle. La grande question qui se pose à partir de là est dès lors : « qu'est-ce que je vais faire de ce qui m'est arrivé, récemment ou depuis longtemps ? » et personne ne peut échapper à cette question. Il y a en tout cas une idée dans laquelle il ne faut jamais s'enfoncer, à savoir « on ne s'en remet jamais ». Lytta Basset a elle-même entendu cette remarque des dizaines de fois, au décès de son fils. Même si cette réflexion part d'une bonne intention, elle est tout à fait déplacée. Elle n'est pas très réconfortante, et qu'en savent les autres ? qu'en savons-nous nous même ? Mais, heureusement d'ailleurs, les phrases les plus malheureuses provoquent parfois une véritable réaction de vie.
Que faire alors quand un malheur nous arrive ? Et d'abord quel garde-fou
avons-nous ?
Ce garde-fou, c'est d'abord la ferme décision, humaine, mais aussi
spirituelle, signe que nous sommes traversés par un Souffle, de ne
pas retourner dans la culpabilité. Et ceci concerne aussi des malheurs
anciens, qu'il est parfois urgent de prendre en considération, tellement
ils peuvent pourrir la vie. Il n'est tout de même pas normal de toujours
tout transformer en culpabilité.
Une des versions fréquentes de cette situation est de se dire :
« je suis nul, et j'ai toujours tout raté, je n'ai connu
que des malheurs ». Il est vrai qu'il peut se passer beaucoup de
temps jusqu'à ce que je découvre que la culpabilité
est une belle impasse. S'enfermer dans cette auto-accusation c'est aussi
se donner trop d'importance, comme si j'avais pu empêcher le malheur.
Le mal nous dépasse complètement, on est pris dedans et il
y a beaucoup de choses qu'on ne peut empêcher.
Un autre sentiment fréquent est celui de malédiction, croire
que je suis maudit et que les autres, eux, vont bien. La réponse à
tout ceci a été pour Lytta Basset : reste dans le non-savoir,
accepte de ne rien comprendre, pour l'instant du moins, tu ne peux pas savoir
sur quoi cela peut déboucher. Se reconnaître maudit ne résout
rien, et ne mène qu'à une nouvelle question : pourquoi ? Il
faut reconnaître le côté absurde du malheur. Dans le Christianisme
on a toujours voulu donner des explications et celles-ci ne sont souvent que
des caricatures.
Il ne me reste donc qu'à regarder en face mon malheur et ne pas
fuir dans de fausses explications. Accepter l'irréversible et reconnaître
qu'il n'y a rien à faire. C'est d'ailleurs ceci qui nous terrorise
le plus : être face à un champ de décombres intérieures,
sans aucun repère et ne rien pouvoir faire. Pour s'en sortir malgré
tout, il faut mettre la parole au centre du processus de guérison.
Cela demande du temps, de la persévérance, et aussi un bon accompagnement.
Cela demande surtout le désir, même infinitésimal, au
départ, de s'en sortir. Tous nos traumatismes peuvent être dépassés
et/ou intégrés, par l'Art et les significations symboliques,
essentiellement la parole et même les traces neuronales peuvent en
être effacées, selon Daniel Goleman, psychologue américain.
S'il y a un personnage biblique qui a vécu cette situation de malheur
extrême avec toutes ses phases c'est bien Job, et le récit
qui en rend compte est d'une actualité incroyable. Job est d'abord
un homme comblé, mais qui va peu à peu connaître tous
les malheurs (perte de ses biens, de ses troupeaux, perte de ses enfants,
maladie de la peau, exclusion sociale, etc.).Sa première réaction
: il ne comprend plus rien, lui qui était croyant, il ne comprend plus
Dieu, il n'a plus de lien avec personne, il reste sept jours et sept nuits
sans ouvrir la bouche, c'est-à-dire durant tout le temps de sa dépression.
Il est dans l'excès de douleur, l'excès de mal. Dans un premier
temps, les amis étaient très inspirés, ils ne disaient
rien. Rien de plus aidant dans un malheur pareil qu'avoir des amis qui n'ouvrent
pas las bouche, mais qui sont là, vraiment là. Si les amis
sont là, c'est déjà un repère.
Mais quand Job ouvre la bouche il se rattrape et se lance dans une autodestruction
épouvantable. Il s'acharne contre le fait qu'il a été
conçu et qu'il est né : « Que périsse le jour
où j'ai été conçu ! ». Quand le mal
s'est acharné contre nous et qu'il ne reste plus rien, il y a encore
quelque chose qui est en notre pouvoir, c'est nous-même, et alors on
va se détruire soi-même, verbalement, comme Job, ou alors par
l'alcool, la drogue, ou une autre forme de dépendance. On va retourner
ce qui nous reste de vitalité contre soi-même. Le ressort de
cette réaction c'est : tout plutôt que de rester passif devant
l'horreur !
Job est dans le fantasme le plus total. Deux de ses affirmations seulement
l'enracinent encore dans la réalité : « un homme a
été conçu » et « le ventre de ma
mère ne s'est pas fermé ». Ce sont là deux
constats.Tout le reste du chapitre n'est qu'un ensemble de voeux retournés
contre lui-même. A la fin du chapitre, Job finit donc par être
au niveau de son vécu réel, dans son malheur et son mal-être.
En fait, lorsque Job dit : « que soit perdu le jour qui m'a mis
au monde » c'est sa propre perdition qu'il exprime ; il dit quelque
chose de son expérience mais le retourne contre lui. C'est vrai qu'il
est perdu. Au lieu de dire « je suis perdu », ce qui est
tout à fait insupportable, il dit « que soit perdu le jour
qui m'a mis au monde ». Sa vie est devenue stérile et c'est
ce qui nous arrive quand nous sommes frappés par le malheur et la
souffrance. Et quand Job parle de « la profonde obscurité
du jour » - phrase paradoxale - il dit en fait que pour les autres
il fait grand jour, mais que pour lui c'est la nuit noire. Il se sent complètement
inconsistant, sans repère : « que s'établisse une
masse nuageuse sur le jour de ma naissance », il vit dans une grande
inconsistance, mais tout se passe comme s'il le souhaitait vraiment ! Mais
comment ne pas s'enfermer dans son malheur ? Parfois on trouve des outils
pour s'en sortir en accompagnant, même modestement, quelqu'un d'autre
qui est dans le malheur. Cela suppose bien sûr qu'on ne soit plus complètement
englué dans son malheur.
Mais, plus généralement, que pouvons-nous faire face à
quelqu'un qui souffre ?
Se remettre du malheur « en se laissant remettre »
Il n'y a pas de recette. La grande question pour chacun, quels que soient ses propres malheurs, c'est : « qu'est-ce que l'autre humain est devenu dans ma traversée du malheur ? Qu'est-ce que j'ai fait des autres humains dans cette traversée ? »
Ce qu'il nous reste à faire :
1. Etre attentif à l'instinct de survie en soi-même, dans les moments difficiles ; se concentrer sur les petits gestes de la vie quotidienne (arroser ses plantes, sortir son chien, maintenir tout ce qui nous relie au monde des vivants).
2. Rester entre humains. Parler à tout prix à quelqu'un, à temps et à contretemps, quitte à répéter les mêmes paroles concernant la source du malheur (accident grave de voiture, suicide d'un proche, etc.) comme si, à force de répéter on apprivoisait le malheur. Oser s'adresser à quelqu'un pour lui parler de son malheur demande beaucoup d'humilité, mais ce malheur ainsi partagé est en quelque sorte « humanisé ». Ceci permet aussi de ne pas l'absolutiser, risque qui nous guette tous.
3. Accueillir l'image amoindrie de moi-même, la nouvelle image de moi. Je suis désormais celui à qui est arrivé ceci ou cela, qui a perdu telle ou telle personne. Consentir à perdre ce que j'avais cru constitutif de moi-même. Cette altération de l'image de moi-même m'oblige à aller plus loin et à me demander : « mais qui suis-je, pour finir ? Qu'est-ce qui en moi est vraiment indestructible, essentiel ? »
4. Arrêter avec la comparaison des souffrances. Quand on est là-dedans, on n'avance pas et on n'aide pas les autre à avancer. La seule solution qui reste est de s'ouvrir à la liberté que donne le détachement par rapport à ce que je croyais absolument constitutif de moi-même. Ce n'est certes pas un détachement volontariste, ça ne va pas se faire tout seul mais je vais prendre conscience que je suis plus que la personne anéantie de maintenant, plus que l'image que j'avais de moi auparavant. Je ne me réduis pas à cet être détruit par le malheur.
5. On ne peut pas non plus accuser l'autre de s'enfermer dans la victimisation. La question est de savoir comment « mouiller sa chemise » pour qu'il ne s'y enferme pas et entende qu'il a d'autres potentialités en lui à faire fructifier.
6. Comme le dit l'Evangile de Jean, il s'agit de se laisser « émonder
», pour retrouver ce « moi je suis » dont parlent aussi
les Evangiles, cette part irréductible de moi-même.
En conclusion
Quand la foi et l'espérance ont été pulvérisées
par le malheur, qu'est-ce qui reste ? C'est la relation. Chercher d'abord
le Royaume, et ce Royaume, c'est le Relationnel, c'est toujours une qualité
de vie qui se passe entre humains. Quand on a perdu la foi et l'espérance,
il y a toujours des humains. Toujours chercher le Relationnel, parce que le
Relationnel vient toujours de Dieu, et même si Dieu a totalement disparu,
on va le retrouver dans l'horizontal, totalement dans l'horizontal et toutes
choses seront données en plus.