ENTRETIEN AV EC FRANCOISE LE CORRE

Conférence Culture et Christianisme : Françoise Le Corre, Rédactrice en chef adjointe de la revue Etudes : "Vivre et croire aujourd'hui. Vies bousculées, vies habitées", à la Halle au blé d'Altkirch le 21 octobre 2005, à 20h - Entrée libre


PRESENTATION

1 Pouvez-vous nous rappeler votre parcours et ce qui vous a amenée à réfléchir à nos façons de vivre ?

J'ai commencé par la philosophie, en étant enseignante. En même temps je prenais des responsabilités dans l'éducation de la foi, auprès d'enfants et d'adolescents. Plus tard, j'ai accompagné de jeunes professionnels dans le cadre du MCC  (Mouvement Chrétien des Cadres et dirigeants). Je me suis trouvée par le fait des circonstances au carrefours de beaucoup d'échos : échos de l'entreprise, d'associations, de l'école, de l'église, des familles aussi, dont je partageais les soucis et les espérances, ayant cinq enfants. Par goût, j'ai toujours eu un « pays », celui de la lecture et de l'écriture. A la Rédaction de la revue Etudes depuis dix ans, je me sens donc dans « mon pays » . On imagine quelquefois les rédactions de revue comme des repaires d'intellectuels à l'écart de la vraie vie. Il me semble que c'est l'inverse : un lieu privilégié d'observation, d'attention à tous les signes qui fourmillent dans le monde et dans lesquels on essaie de découvrir un peu d' intelligibilité. Il me semble que pour chacun d'entre nous il y a sans arrêt à voir, à entendre, à tenter de comprendre. Et bien sûr à admirer, sans pour autant renoncer à l'esprit critique ! Mais cette tâche n'est pas une tâche solitaire. Elle se partage. On s'y encourage. Dans ce que j'entendais autour de moi, plusieurs choses m'ont frappée, depuis longtemps. D'abord que nous avons tous plus ou moins du mal avec le temps. Je dirais même plus que « nous avons mal au temps ». Il faudra bien sûr y revenir. J'ai entendu aussi beaucoup d'aveux de solitude, même dans les vies les plus remplies. De grandes inquiétudes concernant l'avenir. Et de grandes fatigues ou des découragements qui ont du mal à se dire parce que que notre société aime bien qu'on ait l'air « en forme ». C'est à des injonctions de ce type qu'on mesure la part des imaginaires collectifs qui conditionnent notre pensée, nos réactions, nos capacités à vivre. En même temps comment ne pas réfléchir à des questions aussi graves que le rapport au corps, le sort que nous réservons à la parole (c'est le sujet du prochain édito d'Etudes), la présence vraie que nous nous offrons les uns aux autres ...

2  La majorité des Français se dit actuellement pessimiste ; comment analysez-vous cette morosité croissante ?

C'est une question délicate, parce qu'elle concerne ce qui se dit, qui est effectivement morose... mais ce discours est souvent en contradiction avec ce qui se vit : on est surpris de voir la vitalité de cette société dite morose, l'énergie qui se dépense, l'inventivité qui s'exerce. Mais ces choses nouvelles s'inventent souvent chacun pour soi, dans son coin, sans échos, sans apparentes répercussions. Ce qui manque surtout ce sont des projets amples, collectifs, dessinant un avenir commun : or les perspectives sont en panne, la politique n'offre plus d'horizon (au mieux une honnête gestion des affaires), l'économie paraît à beaucoup un lieu « sauvage », les avancées scientifiques sont au moins autant source d'inquiétude que d'attente... Ce qui nous manque c'est ce quelque chose qui nous permet de faire corps et en même temps de ne pas être enfermés dans un collectif déshumanisant. Il me semble que les Chrétiens auraient des choses à dire là dessus et sans doute une espérance à faire partager. Mais seulement à la condition de partir de la société dans laquelle nous sommes, sans en rêver une autre. Il faut donc bien se donner des moyens d'observation et d'analyse. Et il faut réajuster ttrès vite ces analyses car les évolutions sont actuellement très rapides, les glissements dans les représentations collectives aussi.

3 Le développement des sciences, le recul de la religion, les désillusions du XXème siècle, la primauté de l'économie ont abouti au « désenchantement du monde » ; selon l'expression de Marcel Gauchet ; certains voudraient aujourd'hui le réenchanter. Qu'en pensez-vous ?

Très juste était l'expression de « désenchantement du monde » . Elle exprimait le résultat d'un processus lent, d'abord insensible et puis s'imposant brutalement comme une réalité. C'était la façon de nommer quelque chose qui était déjà là. Quant à réenchanter le monde, que l'expression vienne de milieux religieux, politiques, économiques ou autres, elle fait figure de leurre. On ne réenchantera pas par décret. Ce ne peut pas être un programme d'action ni le fruit d'une décision. On ne peut pas s'empêcher de voir dans le terme de réenchantement l'expression d'une manoeuvre ou d'une manipulation. Reste plutôt à sonder ce que signifie ce désenchantement, comment il est vécu ; s'il y a eu perte, ce que signifie la perte... C'est « la vérité qui ouvre », qui rend libre, qui permet de vivre ; s'il y a désert, il faut affronter le désert, pas l'imaginer peuplé, verdoyant, accueillant. On risquerait de se faire embarquer par les grands faiseurs d'illusions comme tous les milieux en sécrètent. Mais affronter les déserts contemporains, c'est un travail immense dans lequel on peut perdre coeur. Là encore ce n'est pas un travail de solitaire.

4 Le bien le plus rare (et donc le plus précieux ?) selon J. Attali, c'est le temps ; or, comme vous l'avez dit, nous avons manifestement du mal avec le temps. Nous perdons en effet la mémoire du temps, nous cherchons le temps de réaliser nos désirs, nous peinons à formuler des projets... Mais que faisons nous de notre temps ?

La chose la plus frappante c'est de voir que les jeunes eux-mêmes se lamentent sur l'accélération du temps : le temps passe trop vite, ils n'ont le temps de rien faire, ils « courent » après le temps. C'est le cas de tous les actifs mais aussi de bien de jeunes retraités. Tout se fait non seulement dans la précipitation et l'urgence, mais aussi dans la fragmentation. Il n'y a guère de temps longs. Nos vies sont faites d'instantanés qui s'additionnent. Peu de continuité. C'est inévitablement une souffrance, car ce que nous vivons dans notre for intérieur est bien différent. Il nous faut du temps pour les grandes évolutions affectives, pour intégrer certaines pensées... et même pour se sentir exister autrement que dans l'excitation. Pourquoi cet entassement d'activités ? Il fait figure d'obligation. Ce serait presque une justification d'existence, comme s'il fallait absolument rendre compte de la somme de choses qui ont été faites. Les loisirs eux-mêmes sont contaminés par ce stress. C'est pourquoi il y a véritablement un enjeu spirituel dans la façon de réfléchir au temps, à ce qu'il est devenu dans la modernité, ce qu'il peut y avoir de déshumanisé dans cette façon de vivre. Mais il faut noter que notre société produit aussi le mal inverse ; le temps vide, écrasant que décrivent les chômeurs de longue durée ; le temps de l'ennui dans certains cas. Ce temps là écrase et se confond souvent avec l'exclusion. Le temps nous échappe et nous échappons à nous-mêmes. C'est une question centrale.

5 De là notre impression de vivre à la surface des choses, à la superficie de nous-mêmes. Comment retrouver notre « centre de gravité », ce point d'équilibre qui nous permet de « rester debout devant l'infini ? »

On n'atteint jamais vraiment le point d'équilibre. L'équilibre est un rêve, ne serait-ce que parce que le courant de la vie ne s'arrête jamais. Tout, tout le temps bouge en nous et autour de nous. Mais nous pouvons prendre conscience de la situation contradictoire dans la quelle nous sommes souvent aujourd'hui et qui nous tiraille entre deux pôles contradictoires : d'un côté le côté superficiel de nos existence : on « surfe à la surface des choses, de l'autre, on s'enfonce : dans l'introspection, le souci de soi, la sur-attention psychologisante. Soit nous sommes hors de nous mêmes, soit nous sommes abîmés en nous-mêmes. Ce qui se perd dans les deux cas, c'est la relation à l'autre, le visage de l'autre, le souci de l'autre et la qualité de présence que nous pouvons nous offrir les uns aux autres. C'est à ce point que la foi peut indiquer une voie. L'être est profondément relation, on n'est pas soi pour soi. C'est ce que révèle pour les Chrétiens le mystère de la Trinité : un Dieu en trois personnes. Il y a de la vie en Dieu, de la relation. C'est ce à quoi les chrétiens se sentent appelés. Ce peut être une lumière pour les temps actuels. Et comme ce Dieu est incarné, cette vie doit s'incarner dans ce qui nous met en relation les uns avec les autres : la famille, la politique, l'économie, le travail etc.