Conférence Culture et Christianisme : Françoise Le Corre, Rédactrice en chef adjointe de la revue Etudes : "Vivre et croire aujourd'hui. Vies bousculées, vies habitées", à la Halle au blé d'Altkirch le 21 octobre 2005, à 20h - Entrée libre
PRESENTATION
1 Pouvez-vous nous rappeler votre parcours et
ce qui vous a amenée à réfléchir à nos
façons de vivre ?
J'ai commencé par la philosophie, en étant enseignante. En
même temps je prenais des responsabilités dans l'éducation
de la foi, auprès d'enfants et d'adolescents. Plus tard, j'ai accompagné
de jeunes professionnels dans le cadre du MCC (
2 La majorité des Français
se dit actuellement pessimiste ; comment analysez-vous cette morosité
croissante ?
C'est une question délicate, parce qu'elle concerne ce qui se dit, qui est effectivement morose... mais ce discours est souvent en contradiction avec ce qui se vit : on est surpris de voir la vitalité de cette société dite morose, l'énergie qui se dépense, l'inventivité qui s'exerce. Mais ces choses nouvelles s'inventent souvent chacun pour soi, dans son coin, sans échos, sans apparentes répercussions. Ce qui manque surtout ce sont des projets amples, collectifs, dessinant un avenir commun : or les perspectives sont en panne, la politique n'offre plus d'horizon (au mieux une honnête gestion des affaires), l'économie paraît à beaucoup un lieu « sauvage », les avancées scientifiques sont au moins autant source d'inquiétude que d'attente... Ce qui nous manque c'est ce quelque chose qui nous permet de faire corps et en même temps de ne pas être enfermés dans un collectif déshumanisant. Il me semble que les Chrétiens auraient des choses à dire là dessus et sans doute une espérance à faire partager. Mais seulement à la condition de partir de la société dans laquelle nous sommes, sans en rêver une autre. Il faut donc bien se donner des moyens d'observation et d'analyse. Et il faut réajuster ttrès vite ces analyses car les évolutions sont actuellement très rapides, les glissements dans les représentations collectives aussi.
3 Le développement des sciences, le recul
de la religion, les désillusions du XXème siècle, la
primauté de l'économie ont abouti au « désenchantement
du monde » ; selon l'expression de Marcel Gauchet ; certains voudraient
aujourd'hui le réenchanter. Qu'en pensez-vous ?
Très juste était l'expression de « désenchantement
du monde » . Elle exprimait le résultat d'un processus lent,
d'abord insensible et puis s'imposant brutalement comme une réalité.
C'était la façon de nommer quelque chose qui était déjà
là. Quant à réenchanter le monde, que l'expression vienne
de milieux religieux, politiques, économiques ou autres, elle fait
figure de leurre. On ne réenchantera pas par décret. Ce ne peut
pas être un programme d'action ni le fruit d'une décision. On
ne peut pas s'empêcher de voir dans le terme de réenchantement
l'expression d'une manoeuvre ou d'une manipulation. Reste plutôt à
sonder ce que signifie ce désenchantement, comment il est vécu
; s'il y a eu perte, ce que signifie la perte... C'est « la vérité
qui ouvre », qui rend libre, qui permet de vivre ; s'il y a désert,
il faut affronter le désert, pas l'imaginer peuplé, verdoyant,
accueillant. On risquerait de se faire embarquer par les grands faiseurs d'illusions
comme tous les milieux en sécrètent. Mais affronter les déserts
contemporains, c'est un travail immense dans lequel on peut perdre coeur.
Là encore ce n'est pas un travail de solitaire.
4 Le bien le plus rare (et donc le plus précieux
?) selon J. Attali, c'est le temps ; or, comme vous l'avez dit, nous avons
manifestement du mal avec le temps. Nous perdons en effet la mémoire
du temps, nous cherchons le temps de réaliser nos désirs, nous
peinons à formuler des projets... Mais que faisons nous de notre temps
?
La chose la plus frappante c'est de voir que les jeunes eux-mêmes
se lamentent sur l'accélération du temps : le temps passe trop
vite, ils n'ont le temps de rien faire, ils « courent » après
le temps. C'est le cas de tous les actifs mais aussi de bien de jeunes retraités.
Tout se fait non seulement dans la précipitation et l'urgence, mais
aussi dans la fragmentation. Il n'y a guère de temps longs. Nos vies
sont faites d'instantanés qui s'additionnent. Peu de continuité.
C'est inévitablement une souffrance, car ce que nous vivons dans notre
for intérieur est bien différent. Il nous faut du temps pour
les grandes évolutions affectives, pour intégrer certaines pensées...
et même pour se sentir exister autrement que dans l'excitation. Pourquoi
cet entassement d'activités ? Il fait figure d'obligation. Ce serait
presque une justification d'existence, comme s'il fallait absolument rendre
compte de la somme de choses qui ont été faites. Les loisirs
eux-mêmes sont contaminés par ce stress. C'est pourquoi il y
a véritablement un enjeu spirituel dans la façon de réfléchir
au temps, à ce qu'il est devenu dans la modernité, ce qu'il
peut y avoir de déshumanisé dans cette façon de vivre.
Mais il faut noter que notre société produit aussi le mal inverse
; le temps vide, écrasant que décrivent les chômeurs de longue
durée ; le temps de l'ennui dans certains cas. Ce temps là
écrase et se confond souvent avec l'exclusion. Le temps nous échappe
et nous échappons à nous-mêmes. C'est une question centrale.
5 De là notre impression de vivre à
la surface des choses, à la superficie de nous-mêmes. Comment
retrouver notre « centre de gravité », ce point d'équilibre
qui nous permet de « rester debout devant l'infini ? »
On n'atteint jamais vraiment le point d'équilibre. L'équilibre
est un rêve, ne serait-ce que parce que le courant de la vie ne s'arrête
jamais. Tout, tout le temps bouge en nous et autour de nous. Mais nous pouvons
prendre conscience de la situation contradictoire dans la quelle nous sommes
souvent aujourd'hui et qui nous tiraille entre deux pôles contradictoires
: d'un côté le côté superficiel de nos existence : on «
surfe à la surface des choses, de l'autre, on s'enfonce : dans l'introspection,
le souci de soi, la sur-attention psychologisante. Soit nous sommes hors de
nous mêmes, soit nous sommes abîmés en nous-mêmes.
Ce qui se perd dans les deux cas, c'est la relation à l'autre, le visage
de l'autre, le souci de l'autre et la qualité de présence que
nous pouvons nous offrir les uns aux autres. C'est à ce point que
la foi peut indiquer une voie. L'être est profondément relation,
on n'est pas soi pour soi. C'est ce que révèle pour les Chrétiens
le mystère de la Trinité : un Dieu en trois personnes. Il
y a de la vie en Dieu, de la relation. C'est ce à quoi les chrétiens
se sentent appelés. Ce peut être une lumière pour les
temps actuels. Et comme ce Dieu est incarné, cette vie doit s'incarner
dans ce qui nous met en relation les uns avec les autres : la famille, la
politique, l'économie, le travail etc.