Entretien avec Françoise Le Corre : Nous avons mal au temps

Culture et christianisme a invité cette philosophe à donner une conférence à Altkirch. Réflexion sur le mal de vivre, la liberté et la foi - Interview parue dans le journal "L'Alsace" du 15 octobre 2005

Nos vies sont bousculées. Que faire pour échapper à cette course au temps ?

J'écoute les gens, j'observe leurs inquiétudes. Tout le monde a l'impression d'être bousculé. Même les jeunes se plaignent de courir après le temps, de n'avoir pas le temps. Nous avons mal au temps. Nous avons plus de temps libre et moins de temps pour vivre et réfléchir. Tout le monde éclate en morceaux. Il en résulte la souffrance et l'angoisse, la difficulté d'être présent à soi-même et aux autres. Chacun peut essayer de retrouver son unité intérieure, de faire coïncider soi-même avec son propre désir. En se ménageant des moments de silence et de solitude. À partir de là, on peut se reconstruire, échapper à la peur, écouter l'autre.

L'angoisse vous semble-t-elle plus forte aujourd'hui qu'hier ?

Elle prend des formes différentes. On a peur de la déshumanisation, de la médecine technique qui ne tient pas compte des personnes, du terrorisme, de la perte du lien social ; Tous les imaginaires contemporains ont été bouleversés : l'avenir n'apparaît plus comme une promesse mais comme une menace. La modernité se retourne contre elle-même. Le sida et la pauvreté sont entrés dans les sociétés avancées. C'est tragique et amène à l'urgence de vivre au présent : on veut tout prendre car c'est à notre portée, on vit dans la surexcitation. En même temps, d'autres personnes vivent l'ennui total, le vide. Il est important de prendre conscience que l'on vit à la surface, qu'on est dans l'impasse. On est à la fois victime et complice de cette situation.

Peut-on atteindre l'équilibre ?

C'est un rêve qu'on n'atteint jamais. Comme le mobile qui bouge toujours, sans jamais tomber, il s'agit de trouver son propre centre de gravité, de se séparer de la superficialité, de quitter une forme de légèreté pour donner du sens à sa vie. Mais la quête de sens est tellement grande qu'on peut foncer dans n'importe quelle proposition sectaire, dans les miroirs aux alouettes.

Etes-vous pessimiste pour l'avenir ?

Je n'aime pas les paroles d'espérance qui ne sont pas lucides. Il faut voir ce qui ne va pas. Je crois en l'homme et en Dieu. Une foi partagée avec d'autres religions et les humanistes, qui est un appel à la transcendance, à aller vers ce qui dépasse l'homme, ce qui est plus grand que l'homme.

Propos recueillis par Elisabeth Schulthess