VIVRE ET CROIRE AUJOURD' HUI
Vies bousculées, vies habitées

Conférence de Françoise Le Corre à Altkirch le 21 octobre 2005


Vivre et croire... En laissant résonner nos imaginaires, ces mots paraissent bien mal accordés!

    Vivre, c' est bouger, inventer, profiter: du travail, de la famille, des spectacles, des loisirs; c' est ne pas subir, ne pas être en panne. Etre en panne est vécu comme très grave: pannes sexuelles, affectives, professionnelles; être en panne, c' est ne plus être dans le bain; c' est faire du sur-place. Or vivre, c' est avancer, saisir les occasions, rester jeune...
    Croire, au contraire, évoque l' ancrage, la fixité, la mise à l' écart, l' immobilisme: le contraire de la vie. Croire suggère avoir un avis définitif sur certaines choses, ou l'impossibilité de parler de certains sujets, comme les progrès scientifiques, le clonage thérapeutique. Paul Valéry disait: "Dans la vie il y a ceux qui adhèrent et ceux qui n' adhèrent pas et ceux qui adhèrent sont comme des huîtres ou comme des moules."
    Vivre, c'est aller de l' avant, toujours chercher à faire plus, ou mieux, mais toujours du neuf, car l' ancien ou les modèles ne sont plus valables; on vit inquiet mais enthousiaste. Croire au contraire nous vient par héritage; or les choses ne se transmettent plus de façon naturelle.
    Comment vivre et croire peuvent-ils alors encore se croiser ? Si la foi a quelque chose à nous dire, c' est dans les difficultés et les faiblesses que nous éprouvons dans la vie  et qu' il convient d' identifier.
Vivre suppose aujourd'hui éprouver un maximum d' émotions, à chaque instant, sans attente, se sentir exister sans arrêt et pouvoir le manifester avec une peur toujours renouvelée de ne pouvoir y parvenir,de ne pas être reconnu. Cette crainte manifeste des vides, des failles qui se sont crées autour de nous, d' une part par rapport aux autres, d' autre part par rapport au temps.

Depuis le siècle des Lumières, l' individu s' est émancipé de toute autorité, morale, familiale, professionnelle. Il s' est délié de tout lien, conjugal, familial, social pour gagner en autonomie, en liberté; et ceci au risque de rouler pour soi, sans plus croiser ni voir les autres et de plonger dans une solitude devenue fréquente. Chacun est sommé d' exister par lui-même, d' inventer sa vie, de solliciter la reconnaissance de l' autre. Cette recherche constante nécessite une énorme énergie de la part des individus qui souffrent d' une "fatigue d' être soi" (Herrenberg). Ce déficit du rapport à l' autre est capital et doit interroger la foi.
Depuis que l' homme s' émancipe, il s' est détaché du passé pour viser le progrès, construire un avenir meilleur, une société plus épanouie, un monde plus heureux. Puis dans les années 80, deux événements inattendus sont venus briser cette idéologie du progrès:

Du coup nous avons perdu confiance dans nos projets de société. Nous nous étions déjà coupés du passé; nous voici maintenant aussi défiants vis-à-vis de l' avenir. Le mot d' ordre est désormais de faire de suite ce que l' on a à faire, tant l' avenir est incertain, il faut gérer au mieux le petit laps de temps que l' on a, ce "nu-présent" qui n 'est plus lié ni au passé, ni à l' avenir. Nous voici sommés de tout vivre dans l' immédiat. Nous avons du mal à faire tout ce que nous avons à faire; nous avons du mal au temps. Voilà donc une autre mutation qui interroge aussi vivement le croire!
    Notre société est de ce fait très marquée par la nécessité  de vivre sur le mode du remplissage, de la consommation (peur du silence, du vide, de l' espace, de ce qui n' est pas rempli) et de la surexcitaton( nos émissions de variétés sont des carricatures de notre société). Cette situation génère une grande insécurité sur ce que l' on est, sur ce que l' on peut faire, sur la relation à l' autre...
    Parler de croire dans une telle situatoin suppose sortir de soi, démasquer les tromperies, refuser les leurres, c' est-à-dire des trucs qui tiennent lieu, mais qui ne sont pas; "il ne faut pas de lieu-tenant" disait Georges Morel. Or, la communication telle qu' elle est régulée, tient lieu de relation aux autres, mais n' est pas relation à l' autre. Avec les téléphones portables, les mails, on communique un peu, mais on est tout seul devant son truc; communiquer, être en ralation avec les autres et parler, ce sont des choses totalement différentes. Qu' est-ce qui me tient lieu de relation à l' autre? Ce n' est pas pour rien que l' on appelle le téléphone portable "T'es où?"; on a un mauvais rapport au temps et on est aussi un peu perdu dans l' espace.
    Le lointain peut nous être très proche (nous avons pu suivre pratiquement en direct les événements de la Nouvelle-Orléans) et ce qui nous est proche peut nous être très lointain par manque d' attention à nos proches ou par manque d' intérêt pour ce qu' on vit; entre ce qui est proche et lointain pour nous, on s' aperçoit qu'on est parfois un peu perdu.
    Dans le film de Klappisch qui s' intitule "Chacun cherche son chat", les gens se croisent, en cherchant chacun son chat, sans jamais se rencontrer. On ne sait plus où est l' autre, l' espace, le temps qui traverse l' autre, qui est qui...Confrontés à ces vides, souvent nous les masquons et il nous appartient alors de découvrir que ces masques ne comblent rien.
   
    Le croire, ici peut nous proposer une alternative. Le téléphone, internet, la radio, la télé nous inondent d' une somme de bavardages considérables; les médias ne savent plus nous relater un événement sans que des experts viennent nous expliquer ce que nous devons comprendre; tout cela finit par faire du remplissage.Or croire commence quand une parole est donnée et reçue: quand un parent et un enfant se font confiance sur quelque chose, quand des conjoints, des collègues de bureau se font confiance.   
    La parole donnée et reçue lie ce que nous avons délié: l' espace, le temps, la relation à l' autre; certains liens sont sans paroles, mais s' enracinent dans une profondeur de silence. Le croire actuellement passe par une mort et une résurrection.
    L' espace à recréer pour la parole passe par des ruptures: réinstaurer du silence par exemple; nous distancier des images aussi. Nous baignons dans un flot d' images, qui nous racontent le monde, mais qui sont extrèmement fragmentées, et se succèdent très vite sans que nous sachions encore si nous sommes dans le réel, la fiction ou le commentaire...Le soi-disant réel n' est plus souvent qu' une doublure du réel qui nous vient par l' image. Il nous faut retrouver un sens à ce qui nous arrive de tous les côtés à la fois.
    Le temps aussi mérite d'être revisité; pour le temps intérieur une minute d' ennui paraît une heure et demie; trois heures de bonheur sont comme une minute. Ce temps intérieur est quelque chose de fluide, totalement distinct du temps du stress qui est segmenté, séparé.
    Notre image de l' autre aussi sonne souvent faux. Nous nous représentons souvent le sujet selon le "cogito" de Descartes, fermé; ou comme un être jeune, beau et dynamique...Mais cet individu-là, isolé, n' existe pas.
    Le vrai sujet est celui qui répond "C'est moi" à l' appel: "C'est moi qui l' ai fait, qui répond de cet acte"; il est fragile comme moi. Le sujet ne devient tel que parce que d' autres sujets lui parlent, existent autour de lui.
    Le premier acte de foi est de croire que l' autre est un sujet autant que soi et qu' on n' est rien sans l' autre. L' enfant n' est rien s' il n' a pas été institué, élevé, éduqué. L' autre est un sujet en face de soi: voilà qui est le premier frémissement de la foi.
    Autre leurre: celui de l'urgence. Plus rien n' est important s' il n' est urgent. D'où vient cette sélection, cette valorisation de l' urgence au détriment du long terme? N' est-il pas temps de réhabiliter les temps longs, de croire en l' avenir?
    Une autre confusion existe, entre le donné et la norme; c' est oser vivre sa singularité, ne pas forcément penser ou faire comme tout le monde. Croire, ici, est parent de la liberté, invitation à aller au-delà du donné, à profiter de ce que les rôles ne sont plus très définis, qu' il y a dans notre société place pour inventer des choses. Croire devient contraire à l' image d' immobilisme évoquée plus haut, mais offre l' énergie d' inventer et de trouver des passages...
    Une illusion circule enfin, celle d' un monde qui doit être soft, sans douleur, sans drame, sans histoire; illusion d' une société victimaire, qui renvoie l'origine du mal à la responsabilité de l' autre, au poids de l' hérédité, au jeu de l' inconscient...
     Croire, c' est reconnaître la faiblesse de nos existences, la nécessité de médiation, les lenteurs de toute croissance, l'imperfection de ce qui advient; c' est malgré tout cela prendre la risque de l' aventure, réveiller le désir, dire sa souffrance, avancer toujours, aller de l' avant, ne pas reculer. Mieux vaut boîter sur la route que courir hors piste...
    "Que toujours te déplaise ce que tu es jusqu' à ce que tu deviennes ce que tu dois être" Saint Augustin

Retranscrit par B. et JM. Wilhelm