Vivre et croire... En laissant résonner nos imaginaires, ces mots
paraissent bien mal accordés!
Vivre, c' est bouger, inventer, profiter: du travail,
de la famille, des spectacles, des loisirs; c' est ne pas subir, ne pas être
en panne. Etre en panne est vécu comme très grave: pannes sexuelles,
affectives, professionnelles; être en panne, c' est ne plus être
dans le bain; c' est faire du sur-place. Or vivre, c' est avancer, saisir
les occasions, rester jeune...
Croire, au contraire, évoque l' ancrage, la fixité,
la mise à l' écart, l' immobilisme: le contraire de la vie.
Croire suggère avoir un avis définitif sur certaines choses,
ou l'impossibilité de parler de certains sujets, comme les progrès
scientifiques, le clonage thérapeutique. Paul Valéry disait:
"Dans la vie il y a ceux qui adhèrent et ceux qui n' adhèrent
pas et ceux qui adhèrent sont comme des huîtres ou comme des
moules."
Vivre, c'est aller de l' avant, toujours chercher à
faire plus, ou mieux, mais toujours du neuf, car l' ancien ou les modèles
ne sont plus valables; on vit inquiet mais enthousiaste. Croire au contraire
nous vient par héritage; or les choses ne se transmettent plus de
façon naturelle.
Comment vivre et croire peuvent-ils alors encore se croiser
? Si la foi a quelque chose à nous dire, c' est dans les difficultés
et les faiblesses que nous éprouvons dans la vie et qu' il convient
d' identifier.
Vivre suppose aujourd'hui éprouver un maximum d' émotions,
à chaque instant, sans attente, se sentir exister sans arrêt
et pouvoir le manifester avec une peur toujours renouvelée de ne pouvoir
y parvenir,de ne pas être reconnu. Cette crainte manifeste des vides,
des failles qui se sont crées autour de nous, d' une part par rapport
aux autres, d' autre part par rapport au temps.
Depuis le siècle des Lumières, l' individu s' est émancipé de toute autorité, morale, familiale, professionnelle. Il s' est délié de tout lien, conjugal, familial, social pour gagner en autonomie, en liberté; et ceci au risque de rouler pour soi, sans plus croiser ni voir les autres et de plonger dans une solitude devenue fréquente. Chacun est sommé d' exister par lui-même, d' inventer sa vie, de solliciter la reconnaissance de l' autre. Cette recherche constante nécessite une énorme énergie de la part des individus qui souffrent d' une "fatigue d' être soi" (Herrenberg). Ce déficit du rapport à l' autre est capital et doit interroger la foi.
Depuis que l' homme s' émancipe, il s' est détaché du passé pour viser le progrès, construire un avenir meilleur, une société plus épanouie, un monde plus heureux. Puis dans les années 80, deux événements inattendus sont venus briser cette idéologie du progrès:
- d' une part la maladie, avec le sida, revenait au rendez-vous des sociétés les plus avancées, comme un défi à tant de compétences scientifiques et techniques.
- d' autre part la pauvreté, avec l' émergence des " nouveaux pauvres" au coeur même de nos sociétés les plus nanties.
Du coup nous avons perdu confiance dans nos projets de société.
Nous nous étions déjà coupés du passé;
nous voici maintenant aussi défiants vis-à-vis de l' avenir.
Le mot d' ordre est désormais de faire de suite ce que l' on a à
faire, tant l' avenir est incertain, il faut gérer au mieux le petit
laps de temps que l' on a, ce "nu-présent" qui n 'est plus lié
ni au passé, ni à l' avenir. Nous voici sommés de tout
vivre dans l' immédiat. Nous avons du mal à faire tout ce que
nous avons à faire; nous avons du mal au temps. Voilà donc
une autre mutation qui interroge aussi vivement le croire!
Notre société est de ce fait très
marquée par la nécessité de vivre sur le mode
du remplissage, de la consommation (peur du silence, du vide, de l' espace,
de ce qui n' est pas rempli) et de la surexcitaton( nos émissions
de variétés sont des carricatures de notre société).
Cette situation génère une grande insécurité
sur ce que l' on est, sur ce que l' on peut faire, sur la relation à
l' autre...
Parler de croire dans une telle situatoin suppose sortir
de soi, démasquer les tromperies, refuser les leurres, c' est-à-dire
des trucs qui tiennent lieu, mais qui ne sont pas; "il ne faut pas de lieu-tenant"
disait Georges Morel. Or, la communication telle qu' elle est régulée,
tient lieu de relation aux autres, mais n' est pas relation à l' autre.
Avec les téléphones portables, les mails, on communique un
peu, mais on est tout seul devant son truc; communiquer, être en ralation
avec les autres et parler, ce sont des choses totalement différentes.
Qu' est-ce qui me tient lieu de relation à l' autre? Ce n' est pas
pour rien que l' on appelle le téléphone portable "T'es où?";
on a un mauvais rapport au temps et on est aussi un peu perdu dans l' espace.
Le lointain peut nous être très proche (nous
avons pu suivre pratiquement en direct les événements de la
Nouvelle-Orléans) et ce qui nous est proche peut nous être très
lointain par manque d' attention à nos proches ou par manque d' intérêt
pour ce qu' on vit; entre ce qui est proche et lointain pour nous, on s'
aperçoit qu'on est parfois un peu perdu.
Dans le film de Klappisch qui s' intitule "Chacun cherche
son chat", les gens se croisent, en cherchant chacun son chat, sans jamais
se rencontrer. On ne sait plus où est l' autre, l' espace, le temps
qui traverse l' autre, qui est qui...Confrontés à ces vides,
souvent nous les masquons et il nous appartient alors de découvrir
que ces masques ne comblent rien.
Le croire, ici peut nous proposer une alternative. Le
téléphone, internet, la radio, la télé nous inondent
d' une somme de bavardages considérables; les médias ne savent
plus nous relater un événement sans que des experts viennent
nous expliquer ce que nous devons comprendre; tout cela finit par faire du
remplissage.Or croire commence quand une parole est donnée et reçue:
quand un parent et un enfant se font confiance sur quelque chose, quand des
conjoints, des collègues de bureau se font confiance.
La parole donnée et reçue lie ce que nous
avons délié: l' espace, le temps, la relation à l' autre;
certains liens sont sans paroles, mais s' enracinent dans une profondeur
de silence. Le croire actuellement passe par une mort et une résurrection.
L' espace à recréer pour la parole passe
par des ruptures: réinstaurer du silence par exemple; nous distancier
des images aussi. Nous baignons dans un flot d' images, qui nous racontent
le monde, mais qui sont extrèmement fragmentées, et se succèdent
très vite sans que nous sachions encore si nous sommes dans le réel,
la fiction ou le commentaire...Le soi-disant réel n' est plus souvent
qu' une doublure du réel qui nous vient par l' image. Il nous faut
retrouver un sens à ce qui nous arrive de tous les côtés
à la fois.
Le temps aussi mérite d'être revisité;
pour le temps intérieur une minute d' ennui paraît une heure
et demie; trois heures de bonheur sont comme une minute. Ce temps intérieur
est quelque chose de fluide, totalement distinct du temps du stress qui est
segmenté, séparé.
Notre image de l' autre aussi sonne souvent faux. Nous
nous représentons souvent le sujet selon le "cogito" de Descartes,
fermé; ou comme un être jeune, beau et dynamique...Mais cet
individu-là, isolé, n' existe pas.
Le vrai sujet est celui qui répond "C'est moi"
à l' appel: "C'est moi qui l' ai fait, qui répond de cet acte";
il est fragile comme moi. Le sujet ne devient tel que parce que d' autres
sujets lui parlent, existent autour de lui.
Le premier acte de foi est de croire que l' autre est
un sujet autant que soi et qu' on n' est rien sans l' autre. L' enfant n'
est rien s' il n' a pas été institué, élevé,
éduqué. L' autre est un sujet en face de soi: voilà
qui est le premier frémissement de la foi.
Autre leurre: celui de l'urgence. Plus rien n' est important
s' il n' est urgent. D'où vient cette sélection, cette valorisation
de l' urgence au détriment du long terme? N' est-il pas temps de réhabiliter
les temps longs, de croire en l' avenir?
Une autre confusion existe, entre le donné et la
norme; c' est oser vivre sa singularité, ne pas forcément penser
ou faire comme tout le monde. Croire, ici, est parent de la liberté,
invitation à aller au-delà du donné, à profiter
de ce que les rôles ne sont plus très définis, qu' il
y a dans notre société place pour inventer des choses. Croire
devient contraire à l' image d' immobilisme évoquée
plus haut, mais offre l' énergie d' inventer et de trouver des passages...
Une illusion circule enfin, celle d' un monde qui doit
être soft, sans douleur, sans drame, sans histoire; illusion d' une
société victimaire, qui renvoie l'origine du mal à la
responsabilité de l' autre, au poids de l' hérédité,
au jeu de l' inconscient...
Croire, c' est reconnaître la faiblesse de
nos existences, la nécessité de médiation, les lenteurs
de toute croissance, l'imperfection de ce qui advient; c' est malgré
tout cela prendre la risque de l' aventure, réveiller le désir,
dire sa souffrance, avancer toujours, aller de l' avant, ne pas reculer.
Mieux vaut boîter sur la route que courir hors piste...
"Que toujours te déplaise ce que tu es jusqu' à
ce que tu deviennes ce que tu dois être" Saint Augustin