Jean-Claude Guillebaud Jean-Claude Guillebaud à Altkirch


L'humanité menacée


Les Conférences Culture et Christianisme recevront le 24 octobre, à la Halle au blé d'Altkirch, l'écrivain très connu Jean-Claude Guillebaud, éditeur au Seuil, ancien grand reporter au "Monde" et au "Nouvel Observateur", qui vient de publier "Le goût de l'avenir". Au programme de la soirée : Quels sont les risques de dévoiement et de destruction que comporte le prodigieux développement de l'économie et des sciences ? Comment, face aux logiques dominantes, retrouver la maîtrise de notre devenir et ce que les chrétiens appellent l'espérance ? Et si, après deux mille ans de christianisme, l'aventure chrétienne ne faisait que commencer ?

Interview
 
Reporter de guerre, vous avez été témoin de la violence des hommes ; éditeur et écrivain, vous cherchez de nouveaux chemins pour sauvegarder l'humanité. Qu'est-ce qui vous a rapproché du christianisme ?
 
Ces deux étapes de ma vie sont à la fois très différentes et indissociables. Renonçant à la préparation de l'agrégation en droit après mai 68, je me suis brutalement retrouvé reporter de guerre au Biafra. Puis j'ai couvert pendant une vingtaine d'années la plupart des conflits qui ont éclaté en Asie, au Proche-Orient et en Afrique. Courant d'une catastrophe à l'autre, j'ai côtoyé sans répit les guerres, les famines, les atrocités et la mort, parfois le courage et le dévouement. J'ai fait ce métier avec passion, mais envahi par un trouble de plus en plus profond. Comment les habitants de nos pays protégés peuvent-ils si allègrement ignorer les drames du monde, ne pas réaliser que les civilisations sont fragiles et que nos sociétés peuvent elles aussi basculer dans la barbarie et l'épouvante ? Il fallait que je m'arrête pour réfléchir, et le poste de directeur littéraire qui m'a été proposé aux éditions du Seuil ne pouvait mieux tomber.

 
Mon second métier m'a tout de suite comblé, et je l'exerce encore avec enthousiasme près de vingt ans après. Responsable de différentes collections dans le domaine des essais, j'ai rencontré des penseurs parmi les plus éminents et suis devenu l'éditeur et l'ami de plusieurs d'entre eux. Ma collaboration avec un groupe de recherche interdisciplinaire m'a permis d'élargir mes connaissances. J'ai beaucoup lu, beaucoup réfléchi, et renoué avec les interrogations religieuses. Je n'osais cependant pas me risquer dans l'écriture à ce niveau jusqu'au jour où Edgar Morin et Michel Serres m'ont laissé imaginer que, journaliste devenu éditeur, j'avais peut-être une tâche particulière à assumer : celle de messager entre les spécialistes, pour décloisonner les savoirs et les ouvrir au grand public. Je me suis donc lancé dans mon premier essai au milieu des années 90 ; puis, sans préméditation, les suivants se sont appelés les uns les autres.

 
Et le christianisme là-dedans ? Personnellement, je n'ai pas rencontré Dieu comme Paul Claudel ou André Frossard... C'est à travers mes engagements et la fréquentation des hommes que j'ai pris conscience de la pertinence de l'évangile face aux impasses du rationalisme et du matérialisme contemporains. En éditant le philosophe et théologien protestant Jacques Ellul qui avait été mon professeur avant de devenir mon ami, j'ai redécouvert la force de ses analyses et de ses convictions, sévères pour les illusions de notre temps et d'une exigence évangélique sans concession. René Girard m'a également ouvert d'intéressantes perspectives théologiques et anthropologiques, notamment avec son livre "La violence et le sacré". "Le Dieu pervers" de Maurice Bellet, terrible analyse du dévoiement du christianisme sous le couvert de l'amour, m'avait frappé dès sa parution à la fin des années 70 par son impact fulgurant et libérateur. J'ajouterai, parmi les nombreux autres apports importants dont j'ai bénéficié, celui de Franz Rosenzweig, de Schmuel Trigano, d'Emmanuel Lévinas et de la pensée juive contemporaine.
 
Selon vous, la mutation que nous vivons actuellement s'inscrit-elle dans la continuité des bouleversements survenus dans le passé ou marque-t-elle une rupture qualitative qui met en question l'homme et sa destinée ?
 
La fin de l'Empire romain, la Renaissance, le siècle des Lumières ont déjà constitué des ruptures qualitatives dans notre histoire, mais on peut dire qu'elles s'emboîtaient les unes dans les autres. Le changement actuel m'apparaît par contre d'une radicalité inédite : c'est le surgissement de l'inouï. Nous vivons une apocalypse et c'est un monde différent qui s'annonce. Les progrès scientifiques et technologiques bouleversent toutes les conceptions reçues, ébranlent jusqu'aux piliers qui fondent l'humanité, et personne ne sait où cela mènera. La génétique permet de contourner les mécanismes de la procréation et de la filiation, et donne la possibilité de créer des espèces nouvelles. L'informatique fait éclater la perception immémoriale de l'espace-temps, et le virtuel colonise le réel. L'économie de marché mondialisée devient hégémonique au détriment du politique, du social dans son ensemble et de l'être intime de l'homme. Il semble que les précédentes mutations d'une ampleur approchante remontent à la révolution néolithique intervenue dix mille ans avant notre ère, à la naissance presque simultanée des grandes religions entre le VIIe et le Ve siècle av. J.-C., et à l'avènement du christianisme.

 
Il faut accepter l'idée que, pour le moment, aucun scientifique, aucun anthropologue, aucun philosophe ne peut raisonnablement dire ce que deviendra l'humanité dans les prochaines décennies, voire dans dix ans. Face à l'écroulement du monde présent et aux risques de demain, une angoisse plus ou moins diffuse habite la plupart d'entre nous. Je la partage profondément; mais j'ajouterai aussitôt que que les bouleversements en cours ne sont pas une catastrophe et n'obligent pas au pessimisme, car ils comportent d'immenses promesses à côté des menaces. La prise de conscience de ces enjeux contradictoires nous aide à comprendre combien sont dérisoires quantité des problèmes qui nous encombrent au quotidien alors qu'ils sont sans rapport avec les urgences du monde. Ensuite, et c'est le plus important, elle nous mobilise pour sauvegarder l'homme contre une fatalité qu'il n'aurait qu'à subir et qui mène à la mort de l'humanité. Il nous faut résister et créer l'avenir.
 
Dans quelle mesure le christianisme est-il relayé par l'éthique sécularisée qui s'est construite dans le sillage des valeurs chrétiennes ? Lui reste-t-il des spécificités que la modernité ne veut pas ou ne peut pas intégrer ?
 
Il est paradoxal que le christianisme donne l'impression de disparaître au moment où il triomphe. Pétrie de valeurs chrétiennes, la modernité a beau renier le religieux et le christianisme en particulier, elle est directement issue de celui-ci en même temps qu'elle est redevable au judaïsme et à la pensée grecque. Je rappellerai simplement que c'est l'épître de saint Paul aux Galates qui, dans l'histoire, contient la première affirmation explicite de l'égalité absolue entre tous les hommes, et que c'est à saint Augustin que se rattache la conception d'un individu arraché aux pesanteurs communautaires et doué d'une intériorité propre. Qui se plaindra de voir ces valeurs figurer dans l'héritage sécularisé que partage l'Occident et qui se répand à travers le monde ? C'était bien là un des buts du christianisme : les valeurs évangéliques, loin de constituer l'apanage d'une Eglise ou d'une quelconque communauté, étaient dès l'origine destinées à toutes les nations.

 
Le croyant relèvera d'abord que la vérité qui est au cœur de la foi chrétienne, la mort et la résurrection du Christ, demeure à jamais hors de l'emprise mondaine et inaltérable : la folie de la croix que saint Paul identifie à la sagesse divine dans la première épître aux Corinthiens se situe aux antipodes des sagesses humaines. Qui plus est, après avoir littéralement fendu en deux l'histoire en disqualifiant les religions et les cultures sacrificielles construites dans l'optique des dominants et des persécuteurs, le christianisme reste le témoin par excellence des victimes et de leur innocence. Par ailleurs, sans détenir un quelconque droit de propriété sur le Nouveau Testament, le christianisme peut légitimement se considérer comme toujours investi de la mission historique de transmettre le message évangélique qui est à son origine et qui constitue son unique raison d'être. Enfin, la modernité déployant bien des conceptions et des pratiques contraires aux exigences de l'évangile, les chrétiens restent appelés à défendre coûte que coûte la dignité humaine, la justice et la paix, sans fuir les conflits.

 
Quant aux Eglises, il me semble plutôt prometteur qu'elles se trouvent remises en question. Même si leur influence spirituelle et éthique subsiste, ainsi que leur capacité à mobiliser leurs membres à certaines occasions, elles paraissent timorées et ne donnent guère l'impression d'avoir vraiment une bonne nouvelle à annoncer… Que de chrétiens moroses et de messes ennuyeuses ! Certains fidèles souhaitent des Eglises pauvres et prophétiques tandis que d'autres s'affairent en vain à restaurer leur influence passée. Beaucoup de nos contemporains les estiment désormais inutiles, voire définitivement discréditées. Elles ont certes trahi maintes fois la cause qu'elles prétendent servir et elles la trahissent encore, mais il est vrai aussi que c'est largement par elles que l'évangile est passé de générations en générations, fût-ce par leurs franges les moins représentatives. Il faut donc se garder de tout manichéisme. Leur statut minoritaire actuel peut être une chance : privées de leurs pouvoirs temporels, elles sont renvoyées à l'essentiel de leur mission et invitées à se repenser en conséquence, à redéfinir leur discours, leurs pratiques sociales et leurs célébrations.
 
Peut-on imaginer comment survivront l'espérance et la force de subversion de l'évangile dans un monde de plus en plus unidimensionnel et strictement contrôlé ? En quels lieux, avec quelle foi, à travers quels combats ?
 
La survie ou la mort de l'homme, telle est la question cruciale aujourd'hui. L'humanité aura-t-elle la volonté de garder la maîtrise de son histoire ou va-t-elle capituler face à un destin, à ce que Jacques Ellul appelait un processus sans sujet qui la dépossède de sa liberté ? L'espérance évangélique et la force de subversion qui l'accompagne se jouent d'abord à travers la réponse à cette question. La foi chrétienne est claire à ce propos : l'homme a un avenir et, en collaboration avec toutes les personnes de bonne volonté, les croyants ont vocation à façonner le monde pour le rendre plus humain. Les chrétiens doivent donc refuser de se soumettre peureusement à des processus technologiques ou économiques sans vision, qui ne roulent que selon leur propre logique. De même refuseront-ils l'instrumentalisation de la science par la recherche effrénée du profit, la mainmise du marché sur la génétique, et la manipulation irresponsable du vivant. Ils refuseront les formes sauvages de la mondialisation qui organisent la compétition des privilégiés contre les infortunés. Ils refuseront la disqualification rampante de la loi au profit du contrat, dictée par les intérêts des plus forts. Ils combattront le dogmatisme réducteur du néolibéralisme régnant qui nie que des alternatives sont possibles.

 
Concrètement, défendre l'homme contre les puissances qui le détruisent ne relève d'aucun monopole et se passe de bannière. Il n'y a pas à rêver d'un nouveau parti démocrate-chrétien ou d'une restauration de la puissance temporelle des Eglises. C'est chaque jour que nous tous devons assumer nos responsabilités à travers les mille circonstances de la vie, auprès de notre entourage, dans la profession, le mouvement associatif, le militantisme politique, sur Internet, etc. De nombreux chrétiens ont pris de tels engagements et les honorent, de façon souvent modeste et souterraine. Mais si la foi n'a pas besoin d'être affichée pour transformer le monde, les représentations et les convictions qu'elle comporte n'en restent pas moins déterminantes. En opposition avec les doctrines de l'éternel retour ou de la fin de l'histoire, la tradition judéo-chrétienne soutient que le temps a un sens et que l'homme ne se réalise qu'en marchant avec espoir vers un avenir. Contre les vulgates contemporaines qui sacrifient l'homme au destin et contre les nihilismes modernes, elle soutient que l'humanité de l'homme demeure envers et contre tout un projet à construire sans cesse...
 

Propos recueillis par Jean-Marie Kohler

Conférence à la Halle au blé d'Altkirch, le vendredi 24 octobre à 20 h ; entrée libre