Note préliminaire à
la conférence sur la responsabilité des théologiens
C'est un honneur et une joie de recevoir le Père Joseph Doré,
théologien et archevêque de Strasbourg, dans le cadre des Conférences
Culture et Christianisme. Sa participation à ce programme lui vaut
par avance la reconnaissance des personnes qui organisent l'événement
comme de celles qui en bénéficieront.
Pour assurer le meilleur accueil à cette conférence, il n'est
peut-être pas inutile de rappeler la spécificité du programme
dans lequel elle s'inscrit, car c'est d'abord de cette spécificité
que dépend l'intérêt exceptionnel rencontré par
Culture et Christianisme depuis 1997. Il ne s'agit évidemment pas
d'anticiper sur le contenu de la conférence. Mais le public auquel
elle est destinée étant différent des auditoires
habituels des églises, des salles paroissiales ou des facultés
de théologie, il convient d'envisager la problématique de la
conférence en fonction des représentations et des questions
propres à ce public. Même les pratiquants engagés
qui participent à ces conférences ont, dans ce contexte particulier,
une attente différente de celle qu'ils expriment d'ordinaire au sein
des institutions religieuses.
Hors du cadre ecclésial
Initiative laïque et œcuménique conduite avec la collaboration
des Eglises, les Conférences Culture et Christianisme s'adressent
aux personnes de bonne volonté de tous horizons, dans un espace
public non confessionnel et hors de toute obédience, pour traiter
les questions fondamentales de la foi en relation avec les grands problèmes
de notre temps. Les défis à relever ne se limitent pas aux
difficultés actuelles de la communication en matière religieuse
(reformulation des doctrines), mais portent principalement sur la foi elle-même,
sur sa nature et son contenu.
Les auditoires comprennent une proportion notable de catholiques et de protestants
pratiquants qui s'interrogent sur leur foi, et qui apprécient de pouvoir
l'approfondir à cette occasion. Mais les conférences sont aussi
et surtout destinées à tous ceux, croyants ou agnostiques,
qui ne fréquentent plus les églises ou les temples et aspirent
cependant à une foi chrétienne recentrée sur l'essentiel
et repensée dans l'environnement contemporain.
Pour donner du sens à leur vie alors que les grands systèmes
de référence se sont effondrés, les auditeurs de ces
conférences se situent et se questionnent d'abord à partir
de leur vécu quotidien. Les difficultés liées à
la survie des structures ecclésiastiques leur paraissent secondaires
par rapport aux enjeux de leur existence profane et religieuse propre, et
ces conférences ne se prêtent donc pas aux préoccupations,
positionnements et langages ecclésiastiques habituels.
De fait, ce public n'est demandeur ni de formation religieuse axée
sur des visées institutionnelles, ni de culture théologique
savante. Ce qu'il attend, c'est une parole vraie qui, dans le monde d'aujourd'hui,
lui dise l'homme et lui dise Dieu à partir de l'Evangile, même
si cette parole doit comporter autant de questions non résolues
que de réponses. Au reste, ce n'est que dans le sillage d'une telle
parole que les doctrines pourront retrouver leur signification profonde,
et que certains croyants pourront à nouveau s'engager au service de
la foi et des Eglises.
Rejoindre les autres
La prédication dans les lieux de culte apparaît souvent, à
tort ou à raison, comme une vaine litanie de redites ; et les messages
destinés à l'extérieur comme des exhortations pieuses
dont l'intérêt est d'autant plus limité qu'elles n'engagent
guère ceux qui les formulent. Le langage religieux ne parle plus au
monde : même Jésus et Dieu sont pour beaucoup de gens des mots
usés, tant il en a été abusé ; la messe est dite,
mais l'Evangile n'est pas entendu. Comment retrouver la parole et son autorité
par delà les discours stériles ? Rétablir la crédibilité
et le dialogue semble exiger de lever une triple hypothèque : libérer
les intelligences et les consciences des croyances et des prescriptions périmées,
redéfinir ce qui constitue le cœur de la foi chrétienne, et
essayer résolument de faire ce qui est dit.
L'opposition entre les docteurs de la Loi et Jésus renvoie ici à
l'essentiel. Les premiers étalaient leur science et écrasaient
les humbles. Par contre, Jésus n'a dispensé que peu de savoirs
et peu de normes. Il a accompli son Evangile en incarnant au prix de sa vie
l'amour qu'il annonçait, notamment en libérant les hommes de
leurs trop lourds fardeaux, qui étaient d'ordre religieux (déjà).
Dans cette optique, les perspectives que la théologie peut ouvrir
à nos contemporains ne retiendront leur attention que dans la mesure
où, au nom du Dieu révélé en Jésus, elles
contribueront à épanouir la vie à travers le bonheur
de s'aimer soi-même et d'aimer les autres sans exclusion. Aucun
savoir ni aucun rite ne donnent par eux-mêmes accès à
ce salut, mais le ciel se construit ici et maintenant à travers le
développement des personnes et des liens sociaux, la création
culturelle et scientifique, la vie économique et politique, la mondialisation,
etc.
C'est dans les urgences et les contradictions de la vie que se révèle
la paradoxale puissance créatrice de l'Evangile. Aussi faut-il rapatrier
la théologie parmi les préoccupations des hommes et des femmes
de notre époque, et la mettre à leur service. Il est vrai
que la théologie ne peut se construire que dans la foi et dans l'Eglise,
mais l'une et l'autre se vivent dans l'histoire des hommes et appellent de
ce fait une anthropologie culturelle, sociale et politique pour débattre
avec la théologie. Avant de vouloir instruire le monde, les théologiens
ont à le découvrir tel qu'il est vraiment, en acceptant de
le rejoindre à leurs risques et périls.
Produire une théologie pour le monde
La théologie a largement perdu son prestige et son influence passés.
Certes, elle subsiste et son expression littéraire reste considérable
et parfois d'excellente qualité au regard des critères qui
la gouvernent ; elle intéresse, en plus des théologiens, un
lectorat de fidèles qui tend à s'élargir ; et elle continue
à structurer les carrières dans les Eglises, dans les facultés
de théologie, et même dans l'enseignement des religions. Néanmoins,
la pratique du commentaire a trop souvent tendance à l'emporter sur
la créativité en matière de production théologique,
et la légitimité dont se prévaut la théologie
procède largement d'une autopromotion en vase clos, subordonnée
aux besoins idéologiques et institutionnels des Eglises.
Bien que le crédit de la théologie se soit amélioré
au cours des dernières décennies grâce à de remarquables
théologiens, attentifs aux hommes comme à Dieu, et grâce
aux progrès d'une vulgarisation exigeante, la grande majorité
des gens considère toujours la théologie comme ancrée
dans un ailleurs situé loin du monde et de leurs soucis, voire l'assimile
à un univers abscons et illusoire où personne n'est au vrai
responsable de rien. Assez symptomatique à cet égard est le
fait que le clergé lui-même ne se passionne guère pour
la théologie.
La foi du charbonnier peut être admirable par la confiance dont elle
témoigne, mais elle se fait rare. Une approche pertinente de la foi
oblige aujourd'hui à renoncer à quantité de faux savoirs
devenus caducs et encombrants, et à découvrir à frais
nouveaux l'actualité de Dieu en assumant, en continuité avec
la foi reçue, les possibilités, les aspirations et les drames
du monde présent. La plus énergique mobilisation de l'intelligence
croyante est assurément nécessaire pour cela ; mais en ce domaine-là
surtout, les discours ne sauraient suffire et il est indispensable que le
service de Dieu passe par les combats que requièrent le service des
hommes, la justice, la paix, la vérité - quitte à déplaire
aux défenseurs de l'ordre établi, profanes et autres.
Au-delà de ses contours historiques, l'Eglise universelle a vocation
à rassembler tous les hommes. Les théologiens sont donc appelés
à sortir des ghettos confessionnels pour penser la foi dans les
cultures déchristianisées, non chrétiennes, et non occidentales.
Mais pour cela, une radicale conversion de la théologie traditionnelle
s'avère incontournable, impliquant une révision des priorités,
des méthodes de travail, et des responsabilités. A ce dernier
niveau, la crédibilité des théologiens dépendra,
entre autres et au minimum, de cette condition indispensable pour toute recherche
qu'est la liberté, incompatible avec le rôle de simples porte-parole
du magistère ecclésiastique qui leur est encore imparti. L'autorité
ne peut plus se substituer à la conscience personnelle et au sens
de la responsabilité, et même les pratiquants se sont émancipés
de la tutelle hiérarchique pour bien des questions.
Les Conférences Culture et Christianisme offrent une possibilité
de prendre, devant le grand public, les initiatives et les risques auxquels
l'Evangile invite : privilégier l'essentiel là où
trop souvent règne l'accessoire, accepter les questions et la recherche
par delà les croyances installées, aller vers les autres plutôt
que de rester entre convives satisfaits ou apeurés, contribuer à
créer un avenir au lieu de se bercer de souvenirs et de regrets.
Personne ne peut avancer sans mémoire et sans perspectives. L'héritage
de l'Eglise étant d'une immense richesse, il n'y a pas lieu de craindre
de le confronter avec le monde actuel pour concevoir l'avenir de l'homme
et œuvrer pour l'avenir de Dieu. Une théologie qui redeviendrait
une passion créatrice commune et porteuse d'espérance pour
le monde ne menacerait pas le ciel…
J.-M. K.