La responsabilité des théologiens
par Joseph DORE, théologien
et archevêque de Strasbourg
Interview
Que direz-vous aux gens qui doutent qu'un archevêque puisse risquer
les choix subversifs que recommande l'Evangile ?
Je leur dirai d'abord que je me suis moi-même interrogé avant d'accepter
la charge d'évêque. Je me sentais bien dans mes responsabilités
de théologien, utile à l'Eglise et reconnu par mes collègues.
M'impliquer comme archevêque dans l'appareil ecclésiastique ne
me tentait pas, et plusieurs de mes amis m'ont déconseillé de
me compromettre à ce point dans les institutions
Mais voilà,
j'ai décidé de me laisser interpeller et de relever le défi
: je deviendrai évêque et resterai théologien. Il m'a semblé
pertinent et prometteur d'interroger l'évêque que j'allais devenir
à partir du théologien que j'étais, et le théologien
à partir de l'évêque. Au cur de tout cela, la subversion
évangélique inhérente à ma foi devait revêtir
une dimension nouvelle dans ma mission apostolique. Car c'est bien une forte
contestation de l'ordre établi qui a été annoncée
dans le magnificat et le texte d'Isaïe lu par Jésus à la
synagogue de Nazareth : "Il renverse les puissants de leur trône,
élève les humbles, comble de biens les affamés, renvoie
les riches les mains vides", et "Il m'a envoyé porter la bonne
nouvelle aux pauvres, annoncer la délivrance aux captifs, rendre la vue
aux aveugles et la liberté aux opprimés". Et maintenant ?
Vous comprendrez que mettre ces choses-là en pratique n'est pas plus
facile pour un archevêque que pour quiconque, mais c'est ce que j'essaye
de faire.
La théologie ne devrait-elle pas se construire à partir de
ce que vivent concrètement les hommes plutôt que de se vouloir
abstraite et universelle ?
Il est vrai qu'une certaine théologie se contente de répéter
le déjà dit en l'époussetant un peu au besoin, persuadée
de détenir la vérité et de l'exprimer de façon universelle
et définitive. Pour ma part, non seulement je n'ai jamais souscrit à
ce genre de démarche, mais je la considère comme contraire à
ce qui fonde la théologie chrétienne dans son principe même.
Notre foi en l'incarnation de Dieu, la vie de Jésus et le développement
du christianisme à travers le monde nous placent dans le cours d'une
histoire faite du concret fluctuant de la vie des hommes, une histoire qui ne
cesse de se renouveler. Croire ne saurait donc se réduire à une
commémoration d'événements passés, ni s'identifier
à un discours sur la foi auquel il suffirait d'adhérer. Cela consiste
à renaître jour après jour pour vivre l'évangile
dans ce que l'existence a de particulier à chaque instant, dans un environnement
lui aussi toujours inédit. C'est à travers ces réalités-là
seulement que la foi transcende l'immédiat et ouvre à l'universel.
Il n'y a qu'un Christ et une foi, mais non pas une seule théologie qui
s'imposerait de l'extérieur comme une théorie valable une fois
pour toutes moyennant quelques adaptations. Fondamentalement pratique, la réflexion
théologique doit au contraire rendre compte de la manière dont
la foi peut être vécue dans les conditions matérielles,
sociales et culturelles spécifiques de chaque contexte.
Vous semble-t-il possible de recentrer la foi sur l'essentiel en la libérant
des croyances surajoutées qui ont fini par l'encombrer ?
Oui, cela s'avère même indispensable si on veut qu'elle reste crédible.
Pour s'incarner dans l'histoire selon la vocation qui lui est propre, la foi
chrétienne doit s'immerger dans les cultures qu'elle rencontre. Les questions
qui lui sont posées et les réponses qu'elle fournit portent, dans
leur contenu comme dans le langage utilisé, la marque du génie
et des limites de chacune de ces cultures. Aussi les doctrines doivent-elles
toujours être rapportées aux conditions historiques de leur genèse.
Beaucoup de croyances anciennes ont pu avoir une réelle pertinence autrefois,
en contribuant à produire la cohérence alors accessible et nécessaire,
et il serait injuste de le méconnaître. Mais quand les cultures
changent, au plan des connaissances scientifiques entre autres, certaines croyances
peuvent perdre beaucoup de leur signification et il convient alors de les "revisiter".
En refusant de le faire, on en arrive à cette situation absurde où
des gens se déterminent pour ou contre la foi en raison de considérations
surannées qui n'ont plus guère de rapport avec ce qu'elle est
vraiment, et pas davantage avec les situations réelles. Cela étonnera
sans doute, mais il faut reconnaître qu'on ne peut pratiquement jamais
rien présupposer dans l'ordre des vérités de la foi, car
l'annonce de ces vérités ne peut se faire qu'au plus près
des interrogations des hommes, et tout est toujours à reprendre à
ce niveau. La théologie doit donc être critique de l'ensemble des
représentations à travers lesquelles se dit la foi, car c'est
seulement à ce prix qu'elle peut faire apparaître le sens et la
portée de celle-ci.
Comment assumer les tâches urgentes que réclame l'évangile
auprès des hommes de plus en plus nombreux qui vivent hors des Eglises
?
De même que la foi a besoin de représentations pour s'exprimer
sans pour autant être liée par elles, de même a-t-elle besoin
d'institutions pour être présente dans le monde sans pour autant
se trouver enfermée en elles. Partageant la condition commune tout en
restant souverainement libre, la foi va par les chemins de la vie. Telle forme
d'organisation est appropriée en un lieu et à une époque
donnés, mais peut ne pas l'être ailleurs ou plus tard et risque
alors de se transformer en un obstacle à la foi. L'Eglise doit donc se
soumettre, là aussi, à une épreuve de vérité
pour ne pas se figer dans des structures dépassées et pour être
présente parmi les hommes qui vivent hors d'elles. C'est une exigence
de l'évangile. Personne ne sait ce que sera demain, mais je relèverai
que la participation croissante des laïcs aux responsabilités ecclésiales
transforme en profondeur le mode de fonctionnement de l'Eglise, sa situation
dans le monde, et donc l'Eglise elle-même. Si je considère la formation
comme le chantier prioritaire du diocèse, c'est bien pour accompagner
cette évolution. Par ailleurs, que pouvons-nous faire sinon proposer
la foi aux hommes de bonne volonté en témoignant de ce qu'elle
nous apporte ? Qu'est-ce qui mérite notre confiance, nous aide dans nos
détresses et nous permet de nous réjouir vraiment ? Mais ce témoignage
ne résidera pas dans des discours : ce que les autres attendent des croyants,
c'est que ceux-ci les rejoignent là où ils sont, pour participer
avec eux à la construction d'un monde plus humain, dans la justice et
la paix. Et c'est sur ce terrain-là, au milieu des difficultés
et des conflits, que les théologiens sont attendus eux aussi.
Quels sont, selon vous, les priorités de la recherche
théologique dans la situation où nous nous trouvons actuellement
?
Nous vivons de plus en plus dans l'immédiat, l'utilitaire et la compétition
sauvage, sous le signe du confort et de son accroissement indéfini. Les
intérêts des individus et des différentes collectivités
ne laissent que peu de place à la générosité, et
nos sociétés ne se préoccupent guère des conditions
d'existence que trouveront les générations à venir. La
pollution, des guerres sans merci et une multiple misère dévastent
le monde. Au train où vont les choses, c'est la pérennité
de la terre et de la vie qui est menacée, et donc l'avenir même
de l'humanité. Pour le sauvegarder, il faut d'urgence une critique intransigeante
et des initiatives résolues. Et la théologie là-dedans
? Certains la sollicitent pour restaurer le moralisme traditionnel qu'elle devrait
véhiculer selon eux, d'autres la récusent au nom de la permissivité
contemporaine dont ce moralisme a contribué à faire le lit. Mais
en réalité, les enjeux sont tout autres. Sans avoir à se
préoccuper de conservatisme ou de progressisme, la théologie devra
être là où se joue la cause de l'homme et de l'humanité
: là aussi se joue la cause de Dieu. Le respect de la création
et la bonté envers autrui constituent les exigences premières
et absolues de la foi, au point qu'il n'existe pas de foi et pas de théologie
chrétiennes possibles hors de là. Le théologien sera donc,
avec tous ceux qui croient en l'homme, le défenseur intrépide
de la vie contre ce qui l'avilit et la détruit. Il prendra en compte
la complexité des problèmes, mais sans jamais sacrifier l'infinie
dignité de l'homme présente en chaque personne et chaque communauté.
Parmi les autres sujets de réflexion qui me paraissent importants, non
sans rapport avec ce qui précède, je citerai l'être- ensemble
des hommes et les relations entre le religieux et le séculier.
Loin d'être anodin, le métier de théologien n'est-il
pas une profession risquée pour qui en assume pleinement les charges
?
Le théologien s'expose à recevoir des coups de tous les bords.
Les simples fidèles ont tendance à lui reprocher de trop réfléchir,
de compliquer la compréhension et la pratique de la foi avec des questions
inutiles. Une partie de l'intelligentsia lui fait au contraire grief de ne pas
réfléchir assez, de ne pas endosser les progrès de l'humanité,
voire de ne pas se soumettre aux théories à la mode. Et il arrive
que la hiérarchie ecclésiastique se montre, elle aussi, réservée
et même hostile quand les avancées théologiques touchent
à ses habitudes mentales et à la configuration de ses pouvoirs.
La théologie risque finalement de déranger beaucoup de gens quand
elle remplit ses fonctions. Ce n'est certes pas confortable, mais servir la
vérité n'est jamais une sinécure, qu'il s'agisse de la
foi ou des affaires du monde. De fait, l'exercice de la profession de théologien
exige une probité à toute épreuve et un vrai courage, car
c'est personnellement que le théologien prend ses responsabilités,
sans remettre en cause son engagement dans l'Eglise ni sa solidarité
avec elle. Il ne prétend pas détenir la vérité,
mais il la cherche en pratiquant sans réserve la critique que cette recherche
impose. Que cela plaise ou non, il dit ce qu'il croit et ce qu'il pense pour
aider ses contemporains à reconnaître les chemins de l'évangile
dans le monde actuel. Et il fait ce qu'il dit en s'engageant avec eux, à
ses risques et périls, sur ces chemins-là.
Propos recueillis par Jean-Marie Kohler
Conférence à la Halle au blé d'Altkirch, le vendredi 16 mai à 20 h ; entrée libre