Photo Interview de A. Gounelle
Le christianisme entre secte et sagesse
 
 

André Gounelle est né à Nîmes en 1933, d'une vieille famille protestante des Cévennes. Après un cursus en philosophie à l'Université de Montpellier, il a étudié la théologie dans la même ville, puis a obtenu un doctorat d'Etat en théologie à l'Université de Strasbourg. De 1963 à 1971, il a servi l'Eglise Réformée de France en tant que pasteur à Dijon et à Nîmes. Professeur titulaire à la Faculté de théologie protestante de Montpellier de 1970 à 1998, il a été doyen de cette Faculté de 1975 à 1981. Personnalité marquante du courant protestant libéral, il a dirigé durant près de quinze ans la revue Etudes théologiques et religieuses, et a longtemps assumé des responsabilités importantes au sein des instances nationales du protestantisme français.

Auteur d'une quinzaine de livres et de plusieurs centaines d'articles, André Gounelle s'est interrogé sur la christologie, la théologie trinitaire et l'Eglise. Il a particulièrement travaillé sur les principes qui fondent le protestantisme, ainsi que sur les relations entre la foi chrétienne et la culture. Vugarisateur de talent, il a beaucoup contribué à faire connaître en France le grand théologien Paul Tillich dont il a traduit en français une partie des œuvres, les théologies de la mort de Dieu, et les perspectives innovantes de la théologie américaine dite du Process. Son dernier ouvrage, Dans la cité (Van Dieren, 2002), livre ses réflexions sur les rapports entre les Eglises et le politique, les valeurs républicaines, le nationalisme et l'écologie, le devenir du christianisme dans la postmodernité. Remarquable conférencier, son éloquence est bien servie par une vaste culture, un vif souci de comprendre l'évolution contemporaine, et le don de faire connaître les recherches les plus prometteuses de notre époque.

N'est-il pas paradoxal de situer le christianisme "entre secte et sagesse" alors que les Églises traditionnelles dénoncent avec véhémence les sectes et les sagesses qui les concurrencent ?

Deux dangers menacent constamment le christianisme : celui de devenir une "sagesse", de faire partie des autorités morales et intellectuelles qui dans un pays rappellent les règles du bien vivre et les convenances; celui de devenir une "secte", un groupe en marge et à part, qui ne se préoccupe pas de la société et s'en isole le plus possible. La secte se caractérise par la volonté d'une coupure ou d'une rupture, la sagesse par la recherche d'un accord ou d'une alliance avec la culture. Par culture, j'entends les connaissances, les valeurs, les références, les manières de penser, de sentir et de vivre, l'organisation de l'existence collective qui caractérisent une société.

Durant son histoire, le christianisme a toujours entrepris de combiner la différence et la distance d'avec le monde (que préconisent les courants sectaires) avec une participation et une contribution intelligentes à l'histoire des hommes (que recommandent les sagesses). Dans cette entreprise, il a connu des réussites (jamais totales), de nombreux échecs, et des dérives malsaines dans un sens ou dans l'autre. Ces risques n'empêchent pas l'entreprise d'être nécessaire. Y renoncer serait pour le christianisme manquer à sa vocation même. Il s'égare tout autant quand il se désintéresse de la culture, voire la condamne en bloc, que lorsqu'il tente de la régenter en lui imposant ses principes et ses orientations.

Né de conjonction d'une secte juive, de la philosophie grecque et de l'empire romain, le christianisme semble voué à devoir renaître sans cesse au contact des cultures qu'il rencontre; qu'en est-il aujourd'hui ?

Une religion consiste en un message qui se dit dans un langage (doctrines, rites, etc.). Le message vient de Dieu (c'est, du moins, la conviction des croyants), et le langage vient des hommes. Dans le Nouveau Testament, le message se dit avec les mots, les images et les idées tant du judaïsme que de l'hellénisme du premier siècle. Les grandes conciles, qui définissent le dogme trinitaire et christologique, le formulent avec le vocabulaire et les concepts des quatrième et cinquième siècles. Les Réformateurs l'ont exprimé dans le langage de leur temps. Nous avons à le proclamer dans celui de nos contemporains. C'est pourquoi le christianisme prend des formes différentes selon les époques ou les lieux, et "renaît" ou, plus exactement, se métamorphose constamment au contact des cultures. Métamorphoser veut dire changer la forme, pas transformer le contenu.

Viendra-t-il un jour où on ne pourra plus exprimer le message évangélique, et existe-t-il des cultures incapables de fournir un langage pour le dire ? Je n'en sais rien, mais il me paraît clair que ce n'est pas le cas du monde moderne et postmoderne où nous vivons.

Chaque génération de chrétiens se trouve devant un défi : donner au message évangélique une forme adaptée à la culture ambiante. Une forme adaptée ne veut pas dire forcément une forme qui agrée à la culture, qui suive ses orientations, mais une forme qui permette au message de se faire entendre. Il est essentiel de distinguer le message et le langage, sinon on identifie l'évangile avec la manière de le dire qui a été celle de nos pères, et on sacralise la tradition au lieu d'explorer des voies nouvelles et différentes.

Comment sortir de l'impasse d'un christianisme qui, inféodé à la civilisation occidentale, a souvent méprisé les autres cultures ?

Parler au singulier de la civilisation occidentale ne va pas de soi. L'Occident est très divers dans le temps et dans l'espace.

Le problème ne consiste pas à rompre, ce qui est impossible et serait une erreur, le lien entre la religion et la culture, mais à combiner l'universalisme avec le communautarisme. L'universalisme souligne l'unité foncière du genre humain, et tend à imposer partout des règles et des principes identiques. Le communautarisme insiste sur la spécificité irréductible de chaque groupe, et sur son droit à cultiver ses particularités. Sans aucun doute, on a trop insisté sur l'universalisme et voulu imposer à tous le même moule culturel. On a, du coup, favorisé un nivellement uniformisant, le refus des différences et le mépris pour les autres. Il ne faudrait pas aujourd'hui tomber dans l'excès inverse, et voir dans l'humanité une juxtaposition de cultures qui n'ont rien à se dire les unes aux autres, entre lesquelles il n'y a pas d'échange possible, ce qui conduirait à un "apartheid" généralisé (à un fractionnement de l'humanité ). La sagesse appelle à l'universalisme, tandis que la secte développe les distinctions. Il y a là deux exigences aussi nécessaires l'une que l'autre. Nous devons chercher comment les associer ou les combiner.

L'apôtre Paul ne condamne-t-il pas la sagesse humaine qui n'a pas connu Dieu, et ne parle-t-il pas de l'évangile comme d'une folie pour cette sagesse ?

La Bible parle très souvent de sagesse, et en général positivement. Il y a aussi quelques condamnations, dont celle de Paul au début de la première épitre aux Corinthiens. Ce qui montre qu'il y a une bonne et une mauvaise sagesse. Il faut distinguer entre l'exercice d'une juste sagesse et les égarements d'une fausse sagesse. Il en va de même pour les sectes : nous sommes très sensibles aujourd'hui, avec raison, à des déviances dangereuses pour la société et nocives pour les personnes. Mais il y a aussi des sectes parfaitement respectables.

Quels sont les problèmes majeurs que pose la transmission de l'Évangile dans le cadre de la modernité, et face à une mondialisation qui privilégie les intérêts des puissants aux dépens de l'humanité dans son ensemble ?

Sommes-nous encore en modernité, ou sommes-nous entrés dans la postmodernité ? Modernité ne désigne pas, je le rappelle, ce qu'il y a de plus récent, mais ce terme qualifie une étape de la culture européenne (sans oublier ni effacer les diversités signalées plus haut). Cette étape commence, en gros, au seizième siècle avec les grandes découvertes qui changent la perception que l'on a du monde, avec l'humanisme qui amorce une pensée laïque soucieuse de rigueur intellectuelle, et avec la Réforme qui introduit un pluralisme religieux. Elle se développe à la fin du dix-huitième et au début du dix-neuvième siècles, avec l'indépendance des États-Unis et la Révolution française qui mettent fin à "l'ancien régime", avec les grandes Critiques de Kant qui marquent un tournant dans notre pensée. Elle culmine au dix-neuvième siècle avec l'industrialisation, le progrès technique, le surgissement d'un art qui rompt avec l'académisme. Le vingtième siècle marque le déclin de la modernité. Les deux guerres mondiales et les conflits qui les ont suivies ainsi que des injustices économiques et sociales de plus en plus criantes en rendent l'échec évident.

La modernité va-t-elle sur sa fin, et entrons-nous dans une nouvelle époque qu'on appelle postmoderne, faute de meilleur qualificatif ? Certains le pensent, non sans arguments (mais leur thèse rencontre aussi des objections). Mon dernier livre Dans la cité indique ce qui distingue et oppose modernité et postmodernité.

Par mondialisation, on entend habituellement la domination d'une logique purement économique ou marchande qui ne connaît que les intérêts financiers. Ce sens me paraît réducteur, car la mondialisation a quantité d'autres aspects. En tout cas, la domination de l'économique ou du financier va contre le "holisme" que préconise la postmodernité. Il y a holisme (holé veut dire en grec l'ensemble, la totalité) quand on tient compte de toutes les dimensions d'une situation, pas seulement de son aspect pécuniaire et marchand, mais aussi de la préservation de la nature, de la qualité de l'existence humaine, de la justice sociale, des orientations culturelles, etc. Là où la modernité isole et sépare, la postmodernité entend réunir, mettre en relation, harmoniser, équilibrer. Elle préconise une démarche sinon globale, du moins pluridimensionnelle, qui entend faire droit à plusieurs éléments. Que la mondialisation, au sens courant du mot, indigne et révolte est l'un des signes du passage de la modernité à la postmodernité.

Les Eglises ont eu beaucoup de peine à entrer dans la modernité. Les fondamentalismes et les intégrismes témoignent de rejets souvent (pas toujours) inconsidérés, plus instinctifs que réfléchis. Ceux qui ont le plus plaidé pour l'acceptation de la modernité, je pense à des protestants libéraux comme Troeltsch et Schweitzer, en ont été aussi des critiques très lucides. Accepter la modernité ne signifie pas, pour eux, l'approuver avec ses dangers et ses dérives, ignorer ce qu'elle a de négatif, mais en tenir compte, et recevoir ce qu'elle a de positif. Il faut s'opposer à l'illusion romantique qu'il existe dans le passé une période sinon parfaite, du moins supérieure au présent, et qui pourrait servir de modèle ou de critère pour juger la nôtre. Alors que les Églises sont encore, au moins partiellement "prémodernes", voilà qu'arrive la postmodernité qui leur demande un nouvel effort de réflexion et d'adaptation.

Que ces évolutions ne nous découragent pas ni ne nous démobilisent. L'évangile est tout aussi pertinent, à la fois dérangeant et consolant, aujourd'hui qu'hier. Et le christianisme a des atouts non négligeables. Le dernier chapitre de mon livre Dans la cité suggère quelques contributions positives que nos paroisses pourraient apporter - et déjà apportent - à la construction d'une postmodernité humaine. Schweitzer a souligné que la foi évangélique ne consiste pas à scruter en arrière, à se centrer sur les événements fondateurs du passé, mais à s'appuyer sur ces événements pour regarder vers l'avant et se tourner vers ce qui vient. Elle ne répète pas, ni ne conserve, ni ne reproduit. Elle est espérance et innovation actives. D'après l'Apocalypse, Dieu dit : "Je fais toutes choses nouvelles" (et non "je maintiens" ou "je restaure").

André Gounelle, en réponse aux questions posées par Jacqueline Kohler