Article paru dans le journal "Dernières Nouvelles
d'Alsace"
(10.10.02)
Ancien doyen de la Faculté de théologie protestante de Montpellier, André Gounelle est l'auteur d'une quinzaine de livres dont plusieurs traitent des relations entre la foi et la culture. Son dernier ouvrage, Dans la cité. Réflexions d'un croyant, porte sur les rapports entre les Eglises et le politique. Remarquable conférencier, son éloquence est servie par de vastes connaissances, un vif souci de comprendre l'évolution contemporaine, et le don de vulgariser les recherches les plus prometteuses de notre temps.
Une problématique
inattendue
Situer le christianisme entre secte et sagesse est pour le moins inattendu
! Le mot secte renvoie, dans l'esprit de beaucoup de gens, à des organisations
soupçonnées d'intolérance et d'agissements condamnables
- manipulation, racket, et meurtre dans les cas extrêmes. Les procès
à ce sujet sont nombreux et les drames ne sont pas exceptionnels.
Quant au mot sagesse, dont le sens premier est positif, il est souvent utilisé
pour désigner des philosophies plus ou moins illusoires, censées
fournir à leurs adeptes de nouveaux repères et assurer leur
épanouissement. Les sagesses ou doctrines prétendues telles
n'ont jamais été autant recherchées qu'à présent.
Mais l'histoire dévoile autre chose. A ses origines, le christianisme
a été considéré comme une secte dans le milieu
judaïque, puis dans l'empire romain jusqu'à sa reconnaissance
par le pouvoir politique. Plus près de nous, les confessions baptistes
et pentecôtistes ont longtemps été qualifiées
de sectes, alors que certaines d'entre elles sont maintenant considérées
comme des Eglises à part entière. Et qui oserait affirmer que
les croyances et les pratiques des grandes Eglises ne s'apparentent jamais
à celles qui sont stigmatisées à propos des sectes ?
D'autre part, le christianisme naissant a été influencé
par les sagesses d'Israël ainsi que par les philosophies hellénistiques
(entre autres). Plus largement, toute l'histoire chrétienne est tissée
des valeurs, des sagesses et des philosophies que produisent les hommes en
même temps que de la Parole de Dieu dont se réclament les Eglises.
D'ailleurs, comment pourrait-on imaginer l'avenir de la foi si ce n'est en
symbiose avec les cultures contemporaines qui lui offrent leur environnement
et leurs langages ?
Quand le ciel et la terre s'excluent
Aux discours sur le matérialisme d'un monde sans Dieu s'opposent
les envolées qui exaltent l'actuel "retour du religieux". Cependant,
il est unanimement admis que la religion traditionnelle a cessé de
jouer le rôle d'intégration qui a été le sien
dans le passé. La modernité a produit un monde inédit
où l'individu est livré à lui-même dans sa recherche
de sens et d'identité. Les repères habituels du croire et de
la morale se sont volatilisés, et il s'avère difficile de remédier
au manque de liens sociaux et de convivialité inhérent à
la société de marché que dominent le profit et la compétition.
Pour meubler le vide laissé par l'ordre ancien, certains de nos
contemporains se tournent vers les sectes, ou vers les fondamentalismes et
les intégrismes qui s'y apparentent, d'autres vers les sagesses humaines.
Les premiers sont en quête du ciel dans des communautés qui
se prétendent seules habilitées à donner accès
à la vérité et au salut. Les seconds espèrent
trouver les secrets du bonheur sur terre à la faveur d'un art de vivre
qui se passe du ciel et rejette la foi. Pour marginales que soient ces options
contraires, elles sont symptomatiques de l'évolution en cours et se
répercutent jusque dans les Eglises.
Foi et culture indissociables
Dans l'interview qu'il a donnée sur le site Internet de Culture
et Christianisme (<www.pacariane.com/CCCSundgau>), A. Gounelle reconnaît
que le christianisme est constamment guetté par un double danger :
"Celui de devenir une sagesse, de faire partie des autorités morales
et intellectuelles qui rappellent les règles du bien-vivre et les
valeurs communes; et celui de devenir une 'secte', un groupe en marge et
à part, qui ne se préoccupe pas de la société
et s'en isole le plus possible". Mais la vocation du christianisme est d'être
présent dans le monde tout en relevant d'un ailleurs qui transcende
le monde :"Le christianisme s'égare tout autant quand il se désintéresse
de la culture, voire la condamne en bloc, que lorsqu'il tente de la régenter
en lui imposant ses principes et ses orientations".
Pour vivre l'évangile et le transmettre dans le cadre de la culture
moderne, le christianisme hérité du passé doit se métamorphoser."Il
est essentiel, souligne A. Gounelle, de distinguer le message et le langage,
sinon on identifie l'évangile avec la manière de le dire qui
a été celle de nos pères, et on sacralise la tradition
au lieu d'explorer des voies nouvelles et différentes." La reconnaissance
des spécificités culturelles et le recours aux langages d'aujourd'hui
est donc indispensable. Elle ne doit cependant pas conduire à "un
'apartheid' généralisé (à un fractionnement de
l'humanité)", au détriment de la vocation universaliste du
christianisme."La sagesse appelle à l'universalisme, tandis que la
secte développe les distinctions et les particularités. Il
y a là, selon A. Gounelle, deux exigences aussi nécessaires
l'une que l'autre."
Après avoir vivement résisté à la modernité,
les Eglises se montrent perplexes face à la postmodernité,
voire apeurées. "Les fondamentalismes et les intégrismes témoignent
de rejets souvent inconsidérés, plus instinctifs que
réfléchis", dit A. Gounelle. En réalité, notre
époque est capable du meilleur et du pire comme celles qui l'ont précédée.
"Il faut s'opposer à l'illusion romantique qu'il existe dans le passé
une période sinon parfaite, du moins supérieure au présent,
et qui pourrait servir de modèle ou de critère pour juger la
nôtre." Il faut au contraire reconnaître les valeurs qui émergent
du monde, et accepter les créations qui permettent à l'humanité
de s'accomplir. C'est entre la foi et la culture, en se projetant vers ce
qui vient tout en s'appuyant sur les événements fondateurs
du passé, que le christianisme doit tracer son chemin.