LE CHRISTIANISME ENTRE SECTE ET SAGESSE
par André Gounelle
Altkirch, 11octobre2002
Compte rendu de la conférence
André Gounelle observe que le christianisme oscille toujours entre deux manières opposées de concevoir la foi, qu'il qualifie de secte et de sagesse. Détaché de sa connotation péjorative récente, le terme secte désigne les communautés de croyants qui se réclament d'une vérité venue d'ailleurs et qui tend à les séparer des autres hommes. Quant au mot sagesse, il recouvre les connaissances et les valeurs que les hommes tirent de leur propre expérience profane ou religieuse, et qui les portent à s'unir.
Le rapport au monde
Pour les spiritualités de type sectaire, tout ce qui vient des hommes
se trouve sous l'emprise du "prince de ce monde" qu'est Satan, selon
une expression biblique. Le péché d'orgueil qui dresse l'humanité
contre Dieu depuis les origines a irrémédiablement perverti la
création. Il n'existe pas d'autres vérités que celles dévoilées
par Dieu dans la Bible, et le croyant doit rejeter les enseignements fallacieux
des philosophies et des sciences. Révélation divine et culture
humaine sont antinomiques. Au IIIème siècle, Tertullien estimait
que la vie chrétienne n'est possible qu'à l'écart de la
société. Par la suite, de nombreux courants monastiques ont prôné
la sortie du monde comme l'unique voie de la perfection. Et la Réforme
protestante a connu à son tour une radicalisation de ses perspectives,
avec entre autres les anabaptistes qui prêchèrent le rejet du politique.
De telles tendances resurgissent périodiquement, surtout en temps de
crise. Pour être chrétien, il ne faut ne se fier qu'à Dieu
et n'obéir qu'à lui, sans craindre d'être objecteur de conscience
et insoumis. Dieu seul compte dans la ligne de ce prophétisme intransigeant.
Pour les tenants des spiritualités de sagesse, la création est une uvre fondamentalement bonne qui révèle le Créateur. La vérité divine se manifeste dans la réalité du monde, et la réalité du monde renvoie à la vérité divine. Créé à l'image de Dieu, l'homme est doué de la capacité de comprendre le monde et investi de la responsabilité de le développer au mieux de ses potentialités. Le spirituel et le profane, la foi et la raison, la religion et la culture ont vocation à collaborer. Au IIème siècle, Justin Martyr soulignait que le vrai chrétien ne peut être qu'un bon citoyen, participant activement à la vie de la cité ; et aujourd'hui, les valeurs chrétiennes et la Déclaration des droits de l'homme sont perçues comme convergentes. Loin d'être suspectées, la philosophie et les sciences sont valorisées. La théologie doit dialoguer avec elles pour repenser la foi à la lumière des progrès de la pensée. N'est-ce pas déjà de cette manière que le christianisme s'est construit au contact de la philosophie hellénistique et de l'humanisme de la Renaissance notamment ?
Le rapport avec Dieu
Où l'homme peut-il rencontrer Dieu ? Là aussi, secte et sagesse
ont des réponses contradictoires. Pour le courant sectaire, Dieu seul
peut valablement parler de lui, et ce n'est que dans les Ecritures qu'il l'a
fait. Hors d'elles, il n'existe qu'illusion et mensonge. Quand Dieu intervient,
c'est à la faveur d'événements surnaturels qui bouleversent
l'ordre de la nature et le cours de l'histoire. Après s'être exprimé
par les prophètes d'Israël, il s'est incarné dans un homme
pour se révéler pleinement et une fois pour toutes à l'humanité.
En Jésus, il s'est manifesté d'une façon absolument incomparable
et qui échappe à l'entendement humain, à travers une existence
miraculeuse et pleine de miracles, couronnée par l'incroyable résurrection
d'un crucifié. Seule la Bible véhicule cette paradoxale révélation
divine, qui constitue l'unique voie d'accès à Dieu. L'homme ne
peut rien par lui-même ; mais la religion l'éclaire au moyen des
textes sacrés, et ses célébrations l'arrachent à
l'exil terrestre en anticipant sa rédemption. Le salut relève
exclusivement de la transcendance divine.
Sans nier que la Bible puisse aider l'homme dans sa quête de Dieu, les
spiritualités se rattachant à la sagesse refusent d'admettre que
des écrits prétendus dictés par le ciel détiennent
le monopole de la vérité, à l'exclusion de toute autre
approche des mystères divins. Pour elles, le surnaturel est quasiment
superflu : Dieu habite le monde qu'il a créé, et tout particulièrement
dans les profondeurs de l'intériorité humaine. Les sagesses romantiques
invitent à discerner la présence de Dieu dans la nature, les sagesses
politiques dans l'histoire, les sagesses esthétiques dans l'art, les
sagesses philosophiques dans la contemplation métaphysique, les sagesses
mystiques dans l'expérience religieuse la plus intime, et chaque homme
peut découvrir par lui-même des chemins personnels menant à
Dieu. Spinoza, Rousseau et Kant, ainsi que tous ceux pour qui le ciel étoilé
au-dessus de nous et le sens moral en nous reflètent le Créateur,
sont reconnus comme des témoins de Dieu.
Secte et sagesse ensemble
La Bible enseigne que la Parole de Dieu se dit en même temps par les
prophètes et les sages, et qu'il ne peut en être autrement. Israël
devait écouter les uns et les autres. Jésus a inscrit sa révélation
dans ce double courant, insistant tantôt sur les ruptures exigées
par l'avènement du Royaume de Dieu, tantôt sur la présence
et l'action universelles de Dieu dans la création. Et les écrits
du Nouveau Testament illustrent bien cette double démarche. Tout en affirmant
que la sagesse grecque n'est que folie aux yeux de Dieu, Paul s'inspire largement
de la morale stoïcienne pour exposer les vertus chrétiennes. Quant
à l'évangile de Jean, qui oppose la lumière aux ténèbres
et Dieu au monde, il est dans son entier éclairé par le thème
du logos ou verbe, emprunté à la philosophie grecque, qui lui
sert de magistrale introduction.
De fait, chaque croyant et chaque Eglise éprouvent simultanément
la séduction de la radicalité sectaire et l'attrait pour une généreuse
sagesse humaine, et ces deux tendances se trouvent sans doute présentes
dans toutes les religions. Il n'existe donc pas de secte excluant toute sagesse,
ni de sagesse vide de toute transcendance ; mais privilégier l'une de
ces tendances au détriment de l'autre comporte toujours de graves dangers.
A. Gounelle estime que secte et sagesse doivent s'associer : "Chacune apporte
un élément nécessaire. Leurs vérités se corrigent
et se limitent mutuellement. Si l'équilibre se rompt, si la balance penche
trop d'un côté, elles deviennent insensées." L'intransigeance
religieuse condamne à la solitude, l'immersion inconsidérée
dans le monde à l'insignifiance. Pour faire cheminer l'homme vers Dieu,
le christianisme ne connaît pas d'autre voie que celle, divine et humaine
à la fois, que Dieu lui-même emprunte pour aller vers les hommes
: entre secte et sagesse
Pour tranchée qu'elle apparaisse dans les principes, l'opposition entre secte et sagesse n'est pas insurmontable en pratique, d'après A. Gounelle. La tolérance issue de la démocratie et le statut désormais minoritaire des chrétiens créent une situation nouvelle. Tandis que les options sectaires enferment leurs adeptes dans les limites de la vie privée et les contraignent à renoncer à toute influence sociale, les "saintes alliances" de l'autel ou de la chaire avec le trône ne sont plus imaginables et la religion ne peut plus régenter la société. Mais au nom de la transcendance à laquelle elle se réfère, l'Eglise de Jésus-Christ a toujours vocation à interpeller le monde en même temps qu'elle doit recevoir de lui les critiques dont elle peut faire l'objet. Au rejet du monde ou aux compromissions avec lui doit se substituer une collaboration fraternelle, à base de compromis honnêtement négociés en vue d'une société plus humaine. Les livres évangéliques et l'évangile gravé dans le cur de chaque homme s'avèrent pareillement indispensables pour approcher Dieu et témoigner de lui.
Jacqueline Kohler
Moins de 200 personnes pour cette intéressante conférence,
au lieu des 300 à 350 qui affluent d'ordinaire aux soirées
Culture et Christianisme, c'est fâcheusement peu. Et pourtant
c'est beaucoup si on se rapporte à l'image confuse que le grand
public a de la théologie et au manque de curiosité qui
s'ensuit. L'intérêt suscité par ces conférences
relève sans doute de leur spécificité. Initiative
laïque et cuménique conduite hors des obédiences
et des lieux confessionnels, approche cohérente des questions
fondamentales de la foi en fonction des grandes problématiques
contemporaines, intervention de théologiens renommés pour
leur liberté de pensée et leur compétence, loyale
collaboration avec les Eglises dans une relation émancipée
et informelle, large diffusion des perspectives proposées dans
les conférences, etc. Tout à fait étonnante et
symptomatique est l'importance de la vente d'ouvrages théologiques
à la sortie de chaque conférence. Nos contemporains sont
en quête d'une parole vraie pour aujourd'hui, et n'ont que faire
de commentaires savants ou de formations qui ne les mènent à
rien. Mais, paradoxe, ce programme de réflexion et de vulgarisation théologique apparaît fragile en raison même de ce qui fait son originalité et sa force. Il ne va pas sans risques de parier que la théologie peut intéresser tout le monde, de proposer la recherche par delà les croyances installées, de privilégier l'essentiel là où trop souvent règne l'accessoire, de vouloir contribuer à créer un avenir au lieu de se laisser bercer par la gestion de l'héritage reçu, d'aller vers les autres plutôt que de rester entre habitués, de dépasser les clivages confessionnels, d'avancer sans l'appui d'un encadrement institutionnel et sans autre aide que celle gracieuse du public Combien seront, le 14 mars prochain, les auditeurs de Maurice Bellet pour aborder cette question cruciale : "La foi chrétienne après le christianisme" ? |