SECTE ET SAGESSE
par André Gounelle
Altkirch, 11octobre2002
Introduction
Définitions
Je commence par définir les deux termes de sagesse et de secte.
Dans le langage courant, on les utilise de manière assez vague et
floue. D'où l'importance d'en préciser le sens. Je le ferai,
en m'appuyant sur leur étymologie. Même si elle est incertaine,
même si jamais elle ne détermine le sens des mots, elle donne
des indications intéressantes.
La sagesse
Prenons, d'abord, "sagesse". Sans que cette origine soit tout a fait sûre,
on estime, en général, que ce mot vient du verbe latin sapere
qui a une double signification : premièrement, "avoir du goût
et du discernement"; deuxièmement, "avoir de l'intelligence et des
connaissances".
La sagesse comporte d'abord une intuition qui rend sensible à la
saveur des êtres ou au parfum des objets. Elle implique, ensuite,
un savoir capable de comprendre la réalité et de discerner
la vérité. Elle associe une attitude pratique judicieuse
et perspicace avec une compréhension profonde et pénétrante
des gens, des choses et des situations. Elle est intelligence pas seulement
de l'esprit, mais aussi du coeur et du comportement.
La "sagesse" a plutôt bonne presse. Lorsqu'on dit de quelqu'un qu'il
est sage, on entend lui adresser un compliment, en faire l'éloge.
Néanmoins, on trouve aussi dans notre culture une critique et une
contestation de la sagesse au nom de la passion, de la démesure, de
l'engagement ou de la révolte nécessaires. L'audace, l'emportement,
l'enthousiasme, la fureur, le parti pris donneraient du goût et du
prix à l'existence humaine. La sagesse, plate, terne, "tristounette",
empêcherait de vivre intensément, d'aimer de tout son coeur,
de se donner entièrement. L'apôtre Paul, dans une page célèbre,
parle de manière plutôt méprisante de la sagesse humaine,
celle qu'incarnent les grecs, et qui est folie aux yeux de Dieu. Le Zarathoustra
de Nietzsche, quand il quitte sa montagne pour retourner chez les hommes,
déclare : "je suis dégoûté de ma sagesse", et
il l'oppose à la joie et à la générosité.
Les jugements en-vers la sagesse sont donc partagés, en général
favorables, parfois défavorables.
La secte
Comme "sagesse", "secte" a une étymologie douteuse. Souvent, on
fait dériver ce mot du verbe latin secare (au participe passé
sectum) qui veut dire "couper", "trancher", "séparer". "Sectaire"
désigne, à l'origine, celui qui établit des différences
et des dé-marcations, qui délimite et trace des frontières,
pour qui il existe un dehors et un dedans, un chez soi et un ailleurs, avec
des seuils qui font passer d'un es-pace à l'autre. Il répartit
les gens dans un éventail bien défini de catégories
: les frères, les amis, les étrangers, les indifférents
et les ennemis. Il classe les actions et les choses en les étiquetant
soit bonnes, soit neutres, soit mauvaises.
"Secte" n'a pris que récemment un sens péjoratif. Au dix-septième
siècle, on l'applique à un courant de pensée, à
un parti politique, à un mouvement spirituel sans que cela implique
un jugement négatif. Dans son Entretien avec M. de Sacy, Pascal appelle
"sectes" des écoles philosophiques comme les stoïciens et les
épicuriens. On ne déconsidérait nullement les jan-sénistes,
les ultramontains ou les gallicans en les qualifiant de "sectes"; on constatait
seulement qu'ils formaient une tendance particulière au sein du catholicisme.
Au dix-neuvième siècle, les protestants parlent tout tranquille-ment
de la secte luthérienne ou de la secte réformée, pour
dire que luthériens et réformés forment, au sein du
protestantisme, des courants distincts. Depuis une centaine d'années,
à la suite des travaux de Troeltsch et Weber, dans le vocabulaire
de la sociologie des religions, on nomme "secte" les groupes religieux qui
forment des communautés nettement délimitées avec des
listes précises de membres, alors que les Églises n'ont pas
de frontières facilement discernables. Elle comportent une marge de
gens dont on ne sait pas très bien s'ils en font partie ou non.
Aujourd'hui, on se sert du mot "secte" pour désigner des mouvements
religieux dont on estime les activités nocives pour les personnes
et la société. Du coup, ce terme est devenu infamant et ceux
à qui on l'applique protestent énergiquement, parce qu'ils
y voient soit un reproche, soit une in-sulte, et qu'ils craignent de se voir
condamnés par l'opinion publique et dans certains cas par les tribunaux.
On oublie que d'un point de vue éthique et ju-ridique, une secte peut
être parfaitement respectable.
Je n'entends pas entrer dans le difficile débat actuel sur les
groupes religieux dangereux, sur leurs méfaits, sur les mesures à
prendre à leur égard. J'emploie les termes de sa-gesse et de
secte, au sens classique pour désigner deux attitudes spirituelles
opposées, deux manières différentes de comprendre la
foi que l'on trouve au sein du christianisme. A mon sens, l'attrait de la
sagesse et la séduction de la secte habitent chaque croyant, et les
diverses tendances du catholicisme comme du protestantisme représentent
des tentatives pour les associer, les combiner, les articuler. Je vais indiquer
les deux grandes divergences entre la démarche de la sagesse et la
tendance sectaire. en montrant chaque fois comment on peut les concilier,
comment on a essayé de les conjoindre.
Le rapport au monde
La première divergence concerne le rapport de la religion avec
le monde, et plus précisément avec sa science, ses valeurs
et ses idéaux. La sagesse les rapproche le plus possible, et tend
à les assimiler, tandis que la secte les distingue, les oppose et
veut les séparer. Voyons de plus près ces deux mouvements contraires.
La sagesse
Pour les spiritualités de sagesse, il existe une parenté,
une affinité et une harmonie de principe entre la religion et la
culture. Dieu a créé le monde, il a donné à
l'homme son intelligence, sa sensibilité et son savoir faire. La
réflexion et la science humaines, quand elles sont justes, ne peuvent
que confirmer la foi, tandis que la religion favorise les entreprises humaines
et encourage la connaissance de cette oeuvre de Dieu qu'est le monde. La
vérité divine se manifeste dans la réalité du
monde, et la réalité du monde renvoie à la vérité
divine. Il y a accord, alliance, connivence entre elles, et non rupture,
incompatibilité ou dissension. Le spirituel et le profane ne se contredisent
pas, ils se rejoignent et se confondent. Si des conflits éclatent,
cela vient de ce que soit la culture, soit la religion, ou bien encore
les deux à la fois ont déraillé, et n'ont pas fait correctement
leur travail.
Ainsi, les spiritualités de sagesse estiment qu'une authentique
religion approuve, dévelop-pe et renforce les valeurs morales et
civiques prônées par la société. Le bon croyant,
comme le soutient au deuxième siècle un auteur chrétien,
Justin Martyr, est forcément un bon citoyen qui participe positivement
à la vie poli-tique, économique, culturelle de son pays. Sa
foi garantit son honnêteté, son honorabilité et son
intégration sociale. En 1789, le pasteur Rabaut Saint Étienne
affirme que l'évangile et la déclaration des droits de l'homme
disent, avec des mots différents, exactement la même chose.
Dans certains pays, la ferveur religieuse d'un candidat est un argument
électo-ral de poids. A l'inverse, on se méfie d'un citoyen
dépourvu de convictions ou de pratiques spirituelles. Il passe pour
n'être pas très sûr, car on estime que la foi et les
croyances fondent ou en tout cas affermissent et consolident le ci-visme.
Le Président Eisenhower aurait déclaré, un jour, ne
pas vouloir d'un ministre athée, parce qu'il ne pourrait pas avoir
totalement confiance en lui.
De même, les spiritualités de la sa-gesse refusent de dresser
l'une contre l'autre croyance religieuse et connaissance ou pensée
rationnelle. Elles les ju-gent complémentaires et convergentes, car
les enseignements divins bien compris rejoignent forcément la réflexion
profane bien menée. Si la science, la philosophie ou l'histoire contredisent
le dogme, cela veut dire que d'un côté ou de l'autre, on s'est
égaré, qu'il y a quelque part une erreur que l'on doit rectifier.
Une religion authen-tique ne peut être qu'intelligente et savante.
A l'inverse une science et une intelligence véritables ne peuvent
être que religieuses.
Dans leurs rapports avec la culture, les spiritualités de la sagesse
vont constamment chercher le compromis, pour reprendre une notion souvent
utilisée par Troeltsch. Il ne faut pas confondre le compromis avec
la compromission où l'on abandonne ses convictions, où l'on
trahit la vérité que l'on représente et où l'on
perd son intégrité. Le compromis naît d'un dialogue
et d'une négocia-tion, où chacun trouve son compte, et préserve
ce qu'il juge essentiel. Ainsi, la formulation du dogme trinitaire au quatrième
siècle représente un compromis avec la philosophie hellénistique,
ce qui ne signifie pas que les conciles ont dénaturé le message
chrétien, mais qu'ils l'ont intelligemment adapté à
la culture ambiante. Au seizième siècle, le Réformateur
Zwingli opère un compromis qui n'abandonne rien, mais qui lit et
médite la Bible en utilisant les méthodes humanistes. De même,
au dix-neuvième siècle, le protestantisme libéral -
ou néoprotestantisme - revigore et rajeunit les affirmations évangéliques
en les articulant avec la modernité, tandis que, plus récemment,
l'aggiornamento de Jean XXIII entend donner un nouvelle expression, mais
pas un contenu différent au catholicisme. Bien entendu, le compromis
peut mal tourner et dégénérer. Ainsi, dans le cas du
kulturprotestantismus de l'Allemagne des années 1900, ou dans l'Espagne
catholique des années 50, la société, sans y réussir
totalement, tend à coloniser voire à absorber la religion,
en tout cas à la mettre au service de son idéologie.
La secte
Si les spiritualités de la sagesse tissent constamment des liens
entre la religion et la culture, au contraire, les tendances sectaires jugent
qu'un conflit irréductible les oppose; elles préconisent l'intransigeance,
la séparation, la rupture. La vérité divine et la réalité
du monde sont incompatibles et contradictoires. Elles se combattent
mutuellement. Le profane se caractérise dans le meilleur des cas
par l'absence et l'ignorance d'une véritable spiritualité,
le plus souvent par une hostilité à son égard, par
la volonté de l'expulser et de l'effacer de son horizon. Le monde
moderne, parce qu'il se veut libre, indépendant, autonome désire
la mort de Dieu, selon la formule de Nietzsche, tandis que, de son côté,
la foi aspire à la fin du monde, à l'irrémédiable
défaite, pour reprendre une formule biblique, du "prince de ce monde".
L'humanisme veut construire une société et une culture sans
Dieu, et la religion dénonce dans l'humanisme une erreur, une manifestation
de l'orgueil et du péché des créatures, une révolte
contre le Créateur, le refus d'accepter ses enseignements et de se
soumettre à ses commandements. Il ne faut pas chercher à allier
religion et culture, mais choisir, prendre parti, s'engager d'un côté
ou de l'autre.
Ainsi, le véritable croyant n'est pas un bon citoyen, mais un insoumis,
un objecteur de conscience, parce qu'il entend obéir à Dieu
et non à César. Au troisième siècle de notre
ère, Tertullien soutient que la foi demande qu'on vive à l'écart
de la société, qu'on évite de travailler dans l'administration,
l'enseignement, le commerce, l'industrie, l'agriculture, qu'on s'abstienne
du théâtre, des concerts, des conférences et des lectures
profanes. Tout cela ne peut selon lui que dépraver le chrétien
et polluer sa foi. Au Moyen Age, et à l'époque clas-sique,
les courants monastiques estiment, selon une expression significative, que
"entrer en religion" équivaut à "sortir du monde". Au seizième
siècle, chez les partisans d'une réforme radicale, se forment
des communautés qui vivent en vase clos, en limitant le plus possible
les rapports avec l'extérieur; les amishes en sont une survivance
passablement dégénérée. "Nous sommes et nous
devons être séparés du monde en toutes choses", déclare
la Confession anabaptiste de Schleitheim en 1527. Le croyant doit garder
ses distances d'avec la culture. En 1926, dans un essai qui a eu un grand
retentissement, La trahison des clercs, Julien Benda soutient que la
tâche des religieux consiste à relativiser le patriotisme et
nationalisme. Les églises trahissent quand elles invitent leurs fidèles
à s'intéresser au politique, et à s'engager dans le
social. Elles doivent au contraire, les exhorter à s'en méfier,
à garder leurs distances, à s'en occuper le moins possible,
car tout cela nuit à la spiritualité et la détériore..
Les tendances sectaires méprisent et rejettent la science, la philosophie
et l'éthique développées par la culture. Selon un thème
amplement exploité par La Rochefoucauld, proche de Port-Royal, la
moralité du monde repose sur l'orgueil, sur l'égoïsme,
sur le désir de briller et de se valoriser, et non pas sur un véritable
amour du bien et du juste. Elle n'a donc aucune valeur spirituelle. Comme
l'écrit Augustin, "les vertus des païens sont des vices splendides"
(et parce que "splendides" plus dangereux que les vices répu-gnants).
La science et la philosophie trompent, égarent, donnent de fausses
connaissances. On raconte que le janséniste Lemaistre de Sacy passa
un jour devant une horloge en panne dont les aiguilles étaient arrêtées
à midi dix. Il était précisément midi dix, et
Sacy de commenter : le savoir humain est comme cette pendule, il lui arrive
parfois de tomber juste, mais c'est par ha-sard et sans le savoir; on ne
peut pas s'y fier. Dans les milieux à tendance sectaire, on se moque
souvent de la sagesse et de la connaissance humaines. Ou bien, on les juge
insignifiantes, dérisoires, dépourvues d'importance. Ou bien,
on n'y voit qu'obscurités et ténèbres. Elles ignorent
et méconnaissent la vérité, que seule la Révélation
nous permet de connaître. Les doctrines religieuses sont absurdes si
on les juge selon les critères de la rationalité, mais la raison
humaine est folie aux yeux de Dieu, et à la lumière de la foi.
Le croyant, éclairé par la Révélation, n'a pas
à tenir compte des sciences, de la philosophie et de l'histoire qui
ne peuvent que pervertir ses croyances et corrompre sa théologie.
On dénoncera ici l'alliance, souhaitée par la sagesse, entre
religion et culture. Elle ne peut que défigurer et prostituer la vérité
divine. Elle lui inflige une "captivité babylonienne"; cette expression,
que Luther a utilisé dans le titre d'un de ses livres les plus connus,
fait une allu-sion à la situation des juifs exilés en Babylone,
et influencés, voire dominés par des mentalités païennes
et étrangères.
Souvent des attitudes sectaires apparaissent en temps de crise. On en
a un exemple frappant dans l'Allemagne des années 1933 à 1939.
Tout un courant du protestantisme, qu'on appelle "confessant", oppose un
"non" catégorique à Hitler, et justifie son refus non pas par
l'inhumanité du nazisme, comme le font les protestants libéraux
de la même époque, mais au contraire parce qu'il y voit une
idéologie typique-ment et profondément humaine. La culture
humaine et la révélation divine ne peuvent pas s'allier parce
qu'antinomiques, et la foi doit combattre les formes douces et insidieuses
comme les formes monstrueuses et bru-tales d'exaltation de l'humain. Le caractère
souvent héroïque et prophétique des réactions sectaires
empêche de trop facilement les considérer comme cari-caturales
et de les discréditer. Sans elles, les religions perdraient quelque
chose leur âme.
Dieu et César
Sagesse et secte peuvent-elles se combiner et s'associer? Il me semble
que ce n'est pas aussi impossible qu'on pourrait le penser à première
vue.
L'analyse que je viens de faire pose le problème du lien entre
Dieu et César. César ne désigne pas seulement l'État,
mais l'ensemble de la société avec ses activités politiques,
économiques, intellectuelles et artistiques. La sagesse souhaite
une culture religieuse, et une religion culturelle. Elle aspire à
une étroite union de Dieu avec César, sans trop se soucier
des risques de conformisme et de compromission qui en résultent. L'alliance
du trône avec l'autel dans les pays catholiques, l'alliance de la chaire
avec le trône ou la démocratie dans les pays protestants, les
"saintes alliances" en ont donné dans le passé des exemples
parfois fâcheux. La secte, au contraire, tend à un isolement,
et à une indifférence ré-ciproque : que Dieu ne s'occupe
pas de César et que César n'intervienne pas dans les affaires
de Dieu. On aboutit alors à une société laïque
et à une religion privée qui se désintéresse
de la vie publique (ainsi, dans les années 30 de nombreux luthériens
allemands refusent aussi bien d'approuver que de condamner le nazisme parce
qu'ils ne veulent pas mélanger foi et politique).
Aujourd'hui, à de rares exception près, les chrétiens
se trouvent partout en si-tuation de minorité, ce qui leur rend impossible
de suivre la voie préconisée par la sagesse de l'in-tégration
ou de l'assimilation entre religion et culture. Malgré cela, ils
refusent énergiquement la marginalisation sectaire. Les églises
cherchent à mettre au point une attitude mixte, que pour ma part
je trouve intéressante et prometteuse : celle d'une religion qui
ne régente pas la société ni ne s'en désintéresse,
mais qui lui adresse des interpellations et des suggestions, et qui accepte,
en retour, d'entendre les critiques et les reproches qu'on lui adresse.
Il en résulte une relation dynamique et féconde, qui associe
l'engagement prôné par la sagesse avec la distanciation souhaitée
par la secte. Ainsi se combinent plutôt positivement les deux attitudes.
Le rapport avec Dieu
Si la première grande différence entre sagesse et secte
porte sur le lien entre la religion et la culture ou entre Dieu et César,
la deuxième, non moins importante, concerne la révélation
divine, et, plus précisément, le lieu où Dieu entre
en relation avec les êtres humains et se fait connaître d'eux.
Où rencontre-t-on Dieu et découvre-t-on sa vérité?
Où pouvons-nous sentir sa présence et recevoir ce qu'il
entend nous communiquer?
La sagesse
Les spiritualités de la sagesse répondent, bien sûr
: "dans le monde". J'ai signalé qu'il y a, pour elles, continuité
et harmonie entre la vérité divine et la réalité
profane. Les sagesses romantiques appellent à discerner l'action
de Dieu dans la nature, les sagesses politiques dans l'histoire, les sagesses
esthétiques dans l'art. Le philosophe canadien Charles Taylor, et
le philosophe français Luc Ferry, devenu ministre, considèrent
que l'art est le domaine où l'homme contemporain sécularisé
ressent quelque chose qui ressemble à l'expérience du sacré.
Toutefois, la réalité est vaste, diverse, pas toujours limpide.
Souvent les sagesses, sans exclure d'autres lieux, considèrent qu'il
y a une place privilégiée où le contact avec Dieu s'opère
et se développe mieux que n'importe où ailleurs. Cette place,
c'est l'âme ou l'intériorité. Dieu, disent-elles, n'est
jamais ni nulle part lointain ou absent. Il imprègne l'ensemble de
la réalité. Toutefois, nous avons de la peine à le
détecter, et sa présence universelle ne le rend pas partout
également évident. C'est en nous, au fond de notre coeur et
de notre âme, qu'il nous est le plus accessible, le plus proche, où
nous le percevons le plus clairement, où nous le vivons avec une
intensité supérieure. Dans l'extériorité, quantité
de choses s'interposent, brouillent notre vue et nous le cachent. Au contraire,
dans les profondeurs de l'intériorité nous le sentons directement;
il se découvre dans notre moi authentique, dans la source de notre
existence.
Les spiritualités de la sagesse préconisent et favorisent
donc le travail sur soi. La vérité réside en nous,
et il nous faut apprendre à l'y discerner, à la cultiver par
le recueillement, la concentration et la réflexion. Nous ne savons
pas bien découvrir et développer ce que nous portons en nous.
Le divin se cache dans les profondeurs de l'existence; on pourrait presque
dire qu'il y somnole dans une sorte d'hibernation. Il s'agit de l'éveiller,
ou plus exactement de nous éveiller à lui. Pour y parvenir,
les sagesses proposent toutes sortes de méthodes spirituelles et
mentales. Je pense, par exemple, aux exercices que préconise Ignace
de Loyola pour ses jésuites, mais aussi à la direction de
conscience janséniste, et à celle des théologiens contemporains
du Process qui se donne pour objectif de repérer et de mettre en lumière
les traces de l'action divine en nous. Il faut ajouter les techniques qu'offrent
les spirituali-tés venues d'Orient. On pourrait citer également
chez les philosophes, la concentration sur son être dans les Méditations
de Descartes (au titre signifi-catif) où la démarche n'est
pas seulement intellectuelle, mais aussi spirituelle, comme d'ailleurs, et
peut-être plus nettement, chez Spinoza.
Pour les sagesses, la vérité divine se rencontre parfois
dans la réalité extérieure, et plus souvent dans l'intériorité.
Elles déconseillent ou refusent de chercher Dieu ailleurs. Elles
récusent plus ou moins fortement selon les cas le sur-naturel. Surnaturel
désigne ce qui est extérieur et étranger à la
réalité du monde, ce qui vient d'au-delà ou d'en dehors
d'elle. Pour la sagesse, la vérité ne se manifeste pas, ou
pas d'abord ni principalement, par des miracles, ou dans des paroles des-cendant
du Ciel, ou encore dans des livres sacrés d'origine prétendument
transcen-dante. Quand les sagesses admettent le surnaturel, elles le font
avec réserve, réticence, modération et méfiance.
Souvent, elles le rejettent et le condamnent catégoriquement. Selon
J.J. Rousseau, les récits de miracles dé-considèrent
l'évangile; sans eux beaucoup plus de gens se rallieraient à
Jésus. Son vicaire savoyard perçoit le divin dans la nature,
dans la conscience, mais exclut catégoriquement une révélation
surnaturelle qui relève pour lui de la su-perstition, et conduit au
fanatisme. De même, Kant insiste sur le ciel étoilé au
dessus de nous et sur le sens moral en nous, pas sur des écrits sacrés.
Que la Bible puisse nous aider et nous éclai-rer, les spiritualités
chrétiennes de la sagesse l'affirment, mais sans pour cela lui donner
le statut exceptionnel d'un écrit hors norme, venu du Ciel.
La secte
Pour les spiritualités de type sectaire, si quelque chose se manifeste
et peut se discerner dans le monde, ce n'est en tout cas pas Dieu, ni les
valeurs spirituelles (sainteté, amour, justice, vérité),
mais bien plutôt le diabolique, le démoniaque, l'absurde, le
mal et le péché. La réalité profane est mauvaise,
mensongère, erronée, complètement étrangère,
voire hostile à la vérité divine. Cette vérité
ne se découvre pas en son sein. Elle vient d'ailleurs pour combattre
et réfuter la sagesse du monde, pour en dévoiler la fausseté
et la perversité. Comme l'écrit le prophète Esaïe,
les pensées de Dieu diffèrent to-talement des nôtres;
ses voies ne se confondent pas avec les chemins sur les-quels nous marchons
de nous-mêmes.
La vérité divine s'exprime dans des paradoxes (chers à
Kierkegaard) qui contredisent et renversent la raison, l'intelligence et
la science humaines. Dieu vient à nous dans un homme qui est en même
temps Dieu, dira le christianisme classique, ce qui ne s'était jamais
vu, ne se verra plus jamais, et dépasse notre entendement. Dieu s'adresse
à nous dans un livre à nul autre sem-blable affirmera l'Islam
classique, parce qu'il reproduit fidèlement un écrit céleste
qu'un ange a dicté au prophète. Dieu intervient et se manifeste
dans des événements extraordinaires qui cassent l'ordre naturel
et interrompent le cours normal des choses (comme la résurrection
impossible et invraisemblable d'un crucifié). Quand Dieu agit et se
révèle, le miracle jaillit, se déploie et se multiplie.
Sa puissance fait irruption dans notre vie comme un volcan inattendu qui
surgit, ou comme un aérolithe imprévisible qui tombe du ciel.
Par rapport à notre sagesse, à nos pensées, à
nos connaissances, à nos habitudes, tout est bousculé, changé,
transformé. Un autre paysage, un nouveau monde, une existence différente
se mettent en place.
Il en résulte que le travail sur soi n'a pas de sens ni d'inté-rêt.
De même, la contemplation de la nature et l'émotion esthétique
ne servent à rien. Les exercices spirituels, les efforts de discernement
ne font que nous enfoncer dans nos erreurs, renforcer nos illusions, et
aug-menter notre divagation, car la vérité ne se trouve pas
en nous, ni dans notre monde, mais extra nos, selon une formule fréquente
chez Luther. Le croyant ne découvre pas une lumière ou une
présence enfouie en lui. Il meurt à lui-même et ressuscite.
Il devient une nouvelle créature.
Pour les spiritualités de type sectaire, il existe dans notre monde
un espace unique, à nul autre semblable, d'exterritorialité
si je puis dire. Il y a une ligne ou une suite d'événements,
une seule, où Dieu a fait une percée, où il a brisé
l'organisation et la logique du monde pour y introduire la vé-rité
qui n'y a pas ordinairement de place. Le croyant repousse et élimine
tout le reste. Il se réfère, s'accroche à ce point
ou à cette ligne. Il y revient ou y retourne sans cesse dans des
rites ou des célébrations qui l'arrachent au monde, et font
de lui le citoyen d'une autre patrie, voyageur de passage dans un pays qui
lui est de-venu étranger. Selon la secte, la religion nous met en
contact avec un vérité qui ne se réside ni en nous,
ni dans le monde, mais au dehors; elle se manifeste d'une seule et unique
manière et non ailleurs ni au-trement.
La belle au bois dormant.
Ces deux localisations de Dieu, ou de sa révélation sont-elles
aussi totalement et radicalement contradictoires qu'elles le paraissent?
Je ne le pense pas. Saint Augustin suggère une articulation possible
quand il écrit : "ceux-là seuls reçoivent [Dieu] qui
comparent sa voix venue de l'ex-térieur avec la vérité
qui est à l'intérieur". Le réformateur Zwingli distingue
la parole extérieure, celle que nous lisons dans la Bible et que la
prédication fait entendre, et la "parole intérieure", celle
que Dieu inscrit dans nos coeurs en nous créant. Leur rencontre, leur
accord fait naître et se développer la vie chrétienne.
Au dix-neuvième siècle, le protestant lausannois Alexandre
Vinet écrit : "L'évangile est caché au fond de toute
conscience ... Cet Évangile intérieur ... ne serait rien sans
l'Évangile extérieur, mais ... l'Évangile extérieur
ne serait rien [sans l'intérieur]...Il y a au dedans de nous...quelque
chose qui rend témoignage à l'Évangile et qui, incapable
de l'annoncer à l'avance, est capable de le reconnaître lorsqu'il
paraît". Dans la même ligne, Albert Schweitzer affirme : le christianisme
"ne doit pas se référer seulement aux révélations
historiques, mais aussi à la révélation intérieure
qui leur correspond".
Vous connaissez tous le conte de La Belle au bois dormant. On ne lit plus
guère Charles Perrault, mais Walt Disney a en même temps sauvé
de l'oubli et passablement déformé certaines de ses histoires.
Je vais utiliser ce conte comme une parabole ou une allégorie.
Faisons du prince charmant le symbole de la vérité qui vient
de l'extérieur, et voyons dans la princesse l'image de la vérité
in-térieure, celle qui réside en nous. Sans la Belle endormie,
cachée dans le châ-teau au coeur de la forêt, sans l'intériorité
enfouie au plus profond de nous-mêmes, les paroles et les gestes du
prince n'auraient aucun impact. Ils ne réveilleraient ni n'animeraient
personne. Sans le Prince qui la cherche et la découvre, sans cette
extériorité qui vient à elle, la Belle resterait endormie.
La spiritualité sectaire risque de transformer Dieu en un prince
errant qui ne trouve jamais de belle à embrasser, et la sagesse de
faire de l'intériorité une princesse assoupie sans Prince pour
la rendre consciente d'elle-même. Les deux éléments,
les deux pôles, le prince et la belle, ont besoin l'un de l'autre,
pour échapper à un sommeil ou à une agitation également
stériles. Le conte illustre la manière dont deux types, deux
démarches, deux lo-giques à première vue opposées
et incompatibles arrivent à s'associer et à se combiner.
Il y a possibilité, et à mon sens nécessité d'un
humanisme chrétien ou d'un christianisme humaniste.
Conclusion
Il me faut maintenant conclure, et je le ferai par trois brèves
remarques.
Premièrement, je n'ai pas essayé d'opérer des classements
et de répartir les églises ou les communautés en deux
catégories différentes. J'ai décrit deux courants,
deux attitudes qui les traversent toutes. Il n'existe nulle part de secte
ou de sagesse à l'état pur, mais chaque religion, chaque croyant
à la fois porte en lui l'attrait pour une sagesse large et profonde,
et éprouve la séduction de la radicalité sectaire.
Deuxièmement, ces deux tendances se rencontrent dans la Bible,
et on les trouve chez Jésus lui-même. Par certains traits, il
ressemble aux prédicateurs sectaires par exemple quand il annonce
la fin du monde, lorsqu'il insiste sur les ruptures que demande la
foi. D'autres aspects en font plutôt un maître de la sagesse;
ainsi l'enseignement par paraboles, fréquent dans la littérature
sapientielle, l'ouverture aux non juifs, l'affirmation de la présence
et de l'action universelles de Dieu. De même Paul condamne la sagesse
grecque, mais aussi l'utilise abondamment en s'inspirant dans ses épîtres
de la morale stoïcienne (il lui emprunte ses listes de vertu). L'évangile
de Jean oppose la lumière et les ténèbres, mais pour
caractériser le Christ reprend la notion de logos caractéristique
de la philosophie grecque.
Troisièmement, à mon sens, toutes les églises, et toute les spiritualités chré-tiennes (probablement aussi les religions non-chrétiennes, mais je n'ai pas fait l'enquête) articulent, combinent, associent selon des formules variées la démarche de la sagesse avec celle de la secte. Chacune lui apporte un élément nécessaire. Leurs vérités se corrigent et se limitent mutuellement Si l'équilibre se rompt, si la balance penche trop d'un côté, elles de-viennent insensées. Le christianisme se situe toujours entre la secte et la sagesse, et il est tou-jours menacé de devenir dangereusement unilatéral.