Nouvelle donne pour le christianisme
"Dieu n'est pas mort, mais l'Eglise est fatiguée", dit Bruno Chenu à propos de la récession du christianisme en Occident. Par contre, la religion du Christ est d'une étonnante vitalité à la périphérie de l'ancienne chrétienté, tant par sa créativité théologique que par sa progression démographique. L'Afrique est sur le point de l'emporter sur l'Amérique latine par le nombre des chrétiens, et le centre de gravité du christianisme a désormais basculé du Nord au Sud. Le christianisme de demain s'enfante dans le tiers-monde.
Le Dieu noir des esclaves américains
Les Blancs se sont tellement servis de Dieu pour dominer les autres
peuples qu'il a fini par leur ressembler, blanc et dominateur comme eux.
Pour justifier le mépris et l'exploitation des vaincus, ils n'ont
pas hésité à travestir la Bible. Mais en Amérique,
les esclaves noirs ont découvert que le Dieu biblique était
plus proche d'eux que de leurs oppresseurs, et qu'il partageait en Jésus-Christ
leur détresse et leurs espérances. Rejetant les mystifications
du christianisme des Blancs, ils en vinrent à proclamer leur foi
en un Dieu noir, père et libérateur de ses enfants noirs
tenus en esclavage. Et face aux Eglises des Blancs, il fondèrent
des Eglises noires pour vivre debout dans la prière et la militance,
en mobilisant leurs propres traditions. Il en résulta un christianisme
original, résolument engagé et d'une pathétique exubérance,
illustré par les Negro spirituals et les Gospels.
"Souvenez-vous, vous n'êtes pas des nègres ! Vous
n'êtes pas des esclaves ! Vous êtes les enfants de Dieu ! "
Tel Moïse exhortant Israël dans le désert du Sinaï,
l'esclave prédicateur des plantations cotonnières du sud
américain relevait ses frères et les constituait en peuple.
"C'est en trouvant le Dieu de Jésus-Christ que le Noir s'est trouvé
lui-même, dit B. Chenu. Envers et contre tout, le christianisme a
permis aux asservis de reconquérir leur humanité." Mais après
l'émancipation des esclaves en 1865, beaucoup d'entre eux se retrouvèrent
prisonniers des ghettos urbains. Au XXe siècle, le pasteur Martin
Luther King reprit la lutte pour la dignité des Noirs avec un prophétisme
sans concession, jusqu'au sacrifice de sa vie. Son message, condensé
dans un texte de 1997 cité par B. Chenu, reste d'une brûlante
actualité : "L'Eglise doit sortir de ses murs et aller habiter là
où des mères sont en pleurs, où des enfants ont faim
et où des pères sont sans travail. Jésus n'est pas
mort dans un sanctuaire, pas plus que Martin Luther King. La responsabilité
de l'Eglise ne consiste pas à tourner le regard des hommes vers
une vie future, au delà de leurs souffrances, mais à les
aider à surmonter leur impuissance, à se relever et à
prendre leurs vies en mains." Cela reste largement à réaliserÖ
Libération économique en Amérique latine
Après les dictatures militaires, l'Amérique du sud
s'est trouvée livrée aux ravages de cette nouvelle idolâtrie
que constitue le néolibéralisme économique : "Hors
du marché, pas de salut !" Une minorité de privilégiés
s'enrichit outrageusement, tandis que la grande majorité de la population
s'appauvrit et que les plus faibles sombrent dans la misère. Dans
cette situation d'injustice institutionnalisée, l'Eglise se remit
en question pour se conformer aux exigences de l'Evangile, et elle décida
de mettre en úuvre "un amour préférentiel pour les pauvres"
afin d'accorder ses actes et ses paroles. B. Chenu explique que cette option
radicale ne relevait d'aucune stratégie politique, mais qu'elle
a été commandée par une prise de conscience plus vive
de la véritable identité du Dieu de Jésus-Christ :
"Dieu est le Dieu de tous, mais pas de la même manière. Il
a choisi son camp : il est du côté des perdants." C'est en
étant le Dieu des pauvres qu'il témoigne de sa justice qui
sauve, et ce n'est qu'en luttant avec les pauvres que les chrétiens
peuvent anticiper la fraternité qui est le signe du royaume de Dieu.
"L'Eglise rejoint le Christ là où il se laisse
rencontrer : parmi les exclus, dit B. Chenu. Elle est donc une Eglise non
seulement pour les pauvres, mais avec les pauvres. Non seulement une Eglise
accueillant les déshérités, mais une Eglise pauvre,
donnant l'exemple de la simplicité et de l'espérance." Dans
sa liturgie, elle ne craint pas de choquer en proclamant sa foi en un Dieu
partisan des opprimés : "Je crois en toi, Christ vainqueur de la
mort. Tu ressuscites tous les jours dans les bras qui se lèvent
pour défendre le peuple de la domination des exploiteurs. Car tu
es vivant dans le ranch, dans l'usine et à l'école. Je crois
en ta lutte sans trêve. Je crois en ta résurrection." Mais
pour être conséquente dans sa foi, l'Eglise doit participer
concrètement, à ses risques et périls face à
l'ordre établi, à ce travail prioritaire de résurrection
que représente la délivrance de l'asservissement économique
qui est négation de l'homme.
Renaissance culturelle en Afrique
Saignée par la traite des esclaves pendant près
de deux siècles et demi, défigurée et pillée
par des décennies de colonisation, puis trompée par de multiples
formes de néo-colonialisme, l'Afrique est aujourd'hui victime des
pires maux. En politique, l'instabilité et les guerres profitent
à des dictateurs corrompus, multiplient les exodes et déciment
des populations entières ; au plan économique règnent
la faim et le chômage, entretenus par la charge de la dette extérieure
; la situation sanitaire est hypothéquée par la pandémie
du sida et la résurgence de diverses maladies endémiques
; et au plan culturel, l'analphabétisme continue à représenter
un handicap majeur. Pourtant, ce continent quasiment "hors monde" actuellement
dispose de considérables richesses humaines et matérielles.
Comment les Eglises africaines répondent-elles à l'immense
espoir de vie qui habite toujours et malgré tout l'Afrique ?
La plupart des théologiens africains estiment que les
malheurs de leur continent proviennent surtout du déni culturel
dont il est victime. "Il n'y a pas de plus grand dénuement, dit
E. Mveng, que celui des hommes et des femmes qui ont perdu leur âme,
leur langue, leur histoire, leurs arts, leur société, et
tous les trésors spirituels qui ont fait la vitalité de leurs
peuples. Il n'y a rien de plus tragique qu'un peuple qui a perdu ses racines,
et qui se trouve, sans guide et sans soutien, livré à l'océan
déchaîné de l'histoire contemporaine." La première
tâche des Eglises consiste donc à rendre son âme à
l'Afrique, en incarnant l'Evangile dans la sagesse des ancêtres,
fondée sur la primauté et le culte de la vie. "Cette vie
est une réalité participée, précise B. Chenu.
Personne ne la possède, mais elle transite à travers tous.
Il faut donc développer une forte communion avec les composantes
vivantes de l'univers : le cosmos, les autres, les esprits, l'Etre suprême."
Dans cette optique, les innovations les plus prometteuses se situent pour
le moment dans le domaine liturgique. C'est à la faveur d'une large
renaissance culturelle, basée entre autres sur la rencontre de la
foi chrétienne avec les valeurs spécifiquement africaines,
que l'Afrique devrait, d'après ses théologiens, trouver les
voies de son redressement politique, économique et social.
Harmonie et justice en Asie
Regroupant plus de la moitié de la population de la planète,
l'Asie se compose d'une pluralité de mondes sous l'angle des cultures
et des religions, avec notamment l'hindouisme, le bouddhisme et l'islam
à côté de la minorité chrétienne. En
dépit de violents conflits, cette diversité est fondamentalement
considérée comme une richesse et une promesse d'unité.
L'Asiatique croit que les vérités particulières des
différentes traditions religieuses renvoient toutes à l'unique
Vérité de la Réalité ultime, en qui toutes
choses se retrouvent et s'interpénètrent. Les voies pour
y accéder peuvent varier dans les formes, mais elles passent toujours
par l'ascèse et la contemplation, par la méditation et la
prière silencieuse qui met l'homme au diapason de cette Vérité.
B. Chenu cite à ce propos un texte élaboré par des
hindous et des chrétiens indiens en 1995 : "L'harmonie est la poursuite
spirituelle de la totalité de la réalité dans sa diversité
infinie et dans sa radicale unité. Et puisque le fondement ultime
de l'être est l'unité-dans-la-pluralité, les formes
divergentes de la réalité sont perçues dans le rythme
convergent qui les harmonise."
Cette problématique de l'harmonie apporte un éclairage
inédit sur les mystères chrétiens en même temps
qu'elle est de nature à favoriser leur inculturation en Asie : "Jésus
a été envoyé par le Père pour réconcilier,
restaurer et récapituler l'univers entier. Il est le sacrement de
la nouvelle harmonie qu'il a inaugurée. Les chrétiens sont
donc invités à découvrir le 'mystère d'unité'
qui travaille la diversité des cultures et des religions. La révélation
de Dieu comme Trinité permet de penser à la fois l'unité
et la diversité." Ces perspectives esquissées par B. Chenu
indiquent la direction à suivre, tout en rappelant que le christianisme
n'a pas vocation à se dissoudre dans des spéculations religieuses
de fusion, ni à renoncer à ses exigences éthiques
en fuyant les combats qu'elles commandent. Non seulement la paix n'est
pas possible sans la justice, mais les théologiens asiatiques insistent,
eux aussi, sur cette caractéristique essentielle du christianisme
que la théologie sud-américaine appelle "l'amour préférentiel
pour les pauvres". A l'image du royaume de Dieu, l'harmonie est déjà
présente et cependant toujours à conquérir.
Fidélité à l'essentiel
En écho aux grands thèmes transversaux de la conférence - lutte pour la justice et la paix, approfondissement des traditions reçues, et célébration des richesses de la foi -, B. Chenu a conclu par trois recommandations : "Ne te dérobe pas à ton semblable" (Is 58,7), "Pour te désaltérer, ne méprise pas l'eau de ton propre puits ", "Dieu, personne ne l'a jamais vu ; mais (sache que) le Fils unique, qui demeure dans l'intimité du Père, l'a fait connaître" (Jn 1,18). Il n'existe pas de remèdes miracle pour régénérer notre vieille Eglise d'Occident, mais la visite des jeunes Eglises du tiers-monde a montré que la vie se lève là où la foi s'incarne dans l'épaisseur des réalités humaines, là où les espérances de libération et de bonheur des pauvres sont perçues comme des prières que Dieu adresse à l'homme au plus profond du cúur de chacun. Des prières qui obligent les chrétiens et les Eglises à combattre sans se ménager pour humaniser le monde et y faire advenir DieuÖ
Jacqueline Kohler
Coordinatrice des conférences
Culture et Christianisme