Est-il inévitable que les religions se concurrencent et divisent
l'humanité au nom des vérités qu'elles prétendent
détenir, ou faut-il se résoudre à l'idée qu'aucune
croyance ne mérite de crédit particulier et que toutes les
religions se valent ? Le pluralisme religieux, qui semble désormais
insurmontable, représente-t--il pour le chrétien un scandale
qui ébranle sa foi, ou un motif d'espérance qui élargit
cette foi aux dimensions de l'histoire et du monde ?
Tandis que l'homme s'est doté de formidables moyens pour
intervenir sur son destin et sur l'avenir de la planète, les urgences
concrètes amènent les religions à reconnaître
leur vocation à travailler ensemble pour humaniser le monde. Instaurer
une coexistence juste et pacifique entre les hommes et préserver
la planète terre qui est la maison commune de l'humanité
apparaît maintenant prioritaire. Pour servir ces causes, il est inutile
d'attendre une utopique unification des doctrines et des institutions religieuses,
car ce n'est que dans le respect de la diversité des communautés
humaines, de leurs cultures et de leurs religions, que cela pourra se faire.
Mais comment penser théologiquement, du point de vue chrétien,
cet úcuménisme inédit qu'appellent le dialogue et la coopération
entre les religions ?
La pluralité des religions
Pendant deux millénaires, les religions non chrétiennes
ont plutôt été considérées comme une
expression des puissances du mal, et comme un obstacle majeur à
la conversion de l'humanité au christianisme tenu pour être
la seule religion vraie. Certes, plusieurs Pères de l'Eglise ont
loué, comme saint Paul dans son discours devant l'aréopage
d'Athènes, la "sagesse des nations" véhiculée par
la philosophie grecque, y découvrant des reflets de vérité
émanant du Verbe de Dieu ; mais en général, les croyances
dites païennes ont été assimilées à des
idolâtries et condamnées sans appel. C'est donc en toute logique
que les missionnaires chrétiens ont été chargés
de combattre les autres religions pour leur substituer le christianisme.
Toutefois, la vitalité persistante de ces religions et les connaissances
nouvelles acquises à leur sujet obligent à s'interroger.
Peut-on raisonnablement imputer la pluralité religieuse à
l'échec des missionnaires durant vingt siècles ou à
l'aveuglement des hommes depuis l'origine de l'humanité ? Doit-on
déclarer illusoires toutes les espérances religieuses nées
hors du christianisme ? Ou faut-il interpréter le pluralisme comme
relevant d'un mystérieux dessein de Dieu ?
Le mythe de la tour de Babel rapporte que Dieu a infligé
aux hommes la prolifération des langues et la dispersion géographique
pour les punir d'avoir projeté de concurrencer le ciel. Mais ce
récit peut être interprété autrement : ne fallait-il
pas que l'humanité se diversifie pour se développer et s'épanouir
? Les premières pages de la Bible enseignent que Dieu a créé
un monde multiple où l'homme est d'emblée exposé à
l'altérité et voué aux relations, et la tradition
judaïque montre continûment que Dieu n'est pas un être
solitaire replié sur sa propre perfection. A l'aube du christianisme,
la Pentecôte dissipe définitivement la confusion survenue
à Babel, en offrant aux hommes la possibilité d'entendre
l'annonce de la vérité et du salut de Dieu dans les langues
de toutes les nations. Puis, au cours des décennies qui suivent,
les chrétiens comprennent peu à peu que le Dieu unique s'est
révélé trinitaire, relation d'amour en lui-même,
et relation d'amour avec le monde où chaque existence relève
de Lui. Dans cette perspective, la multiplicité des cultures et
des religions qui en sont issues n'est plus une malédiction, mais
au contraire une bénédiction de Dieu en tant que profusion
de vie et promesse de partage.
Ce n'est pas seulement chaque personne qui peut, indépendamment
de son appartenance religieuse, rayonner une part de vérité
et de sainteté qui vient de Dieu, mais c'est chaque religion en
tant que telle - y compris, éventuellement, dans ce qu'elle a de
plus particulier et de plus irréductible au christianisme. En rejetant
les représentations trop anthropomorphiques qui caricaturent Dieu,
même les religions sans Dieu personnel peuvent exprimer des vérités
essentielles sur Celui que diverses traditions religieuses nomment le Tout
Autre. C'est donc bien à la faveur de leur religion et non pas en
dépit d'elle, que les non-chrétiens peuvent s'approcher de
Dieu et en témoigner. Et les vérités transmises par
les autres religions sont d'autant plus précieuses qu'elles n'ont
pas été explicitées par la religion chrétienne
et ne le seront peut-être jamais. Au delà des christianismes
historiques, le Royaume de Dieu rassemblera tous les hommes qui, depuis
les origines, cherchent Dieu sous des appellations diverses ou se laissent
rejoindre par Lui d'une façon ou d'une autre, car Dieu ne fait pas
plus acception de religion que de race ou de culture.
L'universalité du Christ
Aussi essentielle que soit cette vision élargie du Royaume
de Dieu, elle n'oblige pas le chrétien à considérer
toutes les vérités professées par les autres religions,
ni même toutes les doctrines chrétiennes, comme ayant à
ses yeux la même signification et la même valeur. En tant que
vérités particulières, elles ne reflètent que
partiellement la plénitude de vérité qui est en Dieu,
et qui est toujours à chercher. Dans les faits, toute religion relève
de l'univers culturel où elle est enracinée : l'expérience
de Dieu qu'elle permet est nécessairement liée aux contingences
de l'histoire et ne peut s'exprimer que dans un langage déterminé
; de plus, l'expérience de chaque homme est conditionnée
par les événements marquants de son propre itinéraire.
Si toutes les vérités religieuses méritent d'être
respectées pour la part de lumière qu'elles portent en elles,
il est légitime que chaque croyant les apprécie à
l'aune de sa foi personnelle.
Ainsi, la vérité chrétienne apparaît au
croyant qui la reçoit comme une révélation irremplaçable
et définitive sur les mystères de Dieu et du monde : de son
point de vue, rien ne peut dépasser la révélation
de Dieu comme Amour telle qu'elle s'est réalisée en Jésus-Christ.
Le chrétien croit que Dieu s'est dépouillé de toute
puissance et de toute gloire pour devenir homme, et que c'est en subissant
la plus ignominieuse des morts humaines qu'Il a manifesté la nature
de sa relation à l'humanité. Telle est pour le chrétien
l'ultime vérité qui, au terme de l'histoire, assumera dans
la clarté de la résurrection du Christ toutes les parts de
vérité qui auront éclairé les hommes. Mais
ces convictions universalistes n'autorisent aucune visée totalitaire
ou hégémonique.
Personne, en effet, ne peut s'approprier le Christ, trop communément
assimilé à la religion qui se réclame de lui au lieu
d'être d'abord perçu comme une identification de Dieu. Son
universalité dépasse les christianismes passés, présents
et à venir comme elle dépasse les autres religions, car aucune
Eglise historique ne possède la plénitude divine. Concrètement,
Dieu ne peut se rendre présent à l'homme qu'à travers
la condition humaine : seule l'incarnation dans un réel particulier
et relatif peut mener à l'universel et à l'absolu. De même
que Jésus de Nazareth n'a été, en tant qu'homme, qu'un
être particulier qui ne pouvait réaliser en lui tous les possibles
de l'humain, de même le christianisme historique ne peut-il être
qu'une religion particulière qui ne saurait réaliser l'ensemble
des potentialités religieuses de l'humanité. Le Dieu qui
s'est rendu présent en Jésus peut aussi se manifester autrement
et ailleurs. Mais le chrétien croit que l'homme particulier mis
à mort sur le Golgotha a été ressuscité comme
Christ universel par le Dieu qui l'habitait, et c'est à ce titre
seulement que le christianisme peut proclamer la médiation universelle
du Christ, tout en reconnaissant à la fois ses propres limites en
tant que religion et la raison d'être des autres religions. Celles-ci
sont également porteuses de vérités et de valeurs
que l'on peut qualifier de christiques, même si elles sont totalement
étrangères au christianisme de l'histoire et ne sauraient
être revendiquées par lui. L'Esprit de Dieu ignore les frontières
pour être présent partout et faire vivre toute chose, mais
l'homme ne peut le recevoir que sur la terre et dans la culture qui sont
les siennes.
Ces perspectives ne sont pas exemptes de paradoxes et rappellent ces
paroles de l'apôtre Paul : "Tandis que les Juifs demandent des signes
et que les Grecs sont en quête de sagesse, nous, nous prêchons
un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les païens,
mais puissance et sagesse de Dieu" (I Co 1, 23-24). D'après C. Geffré,
l'intelligence de la foi chrétienne et sa mise en pratique passent
nécessairement par la croix : "Jusque dans sa forme, avec ces deux
barres qui se croisent comme la transcendance divine recoupe l'horizon
humain, la croix est le symbole d'une universalité qui est liée
au sacrifice des particularités. Rejoindre le Christ exige de renoncer
à tout christiano-centrisme et de reconnaître que Dieu est
au delà des religions. Et, de même que toute expérience
religieuse profonde éprouve l'absence de Dieu, de même toute
pratique chrétienne conséquente implique-t-elle la conscience
d'un manque par rapport aux pratiques des autres religions : le Christ
est à la dimension du mystère de Dieu, infiniment plus grand
que toutes les religions. L'histoire humaine est toute entière,
pour tous les peuples et tous les hommes, une histoire de salut."
Christianisme et islam
Pour conclure cette exigeante réflexion théologique
par des perspectives plus immédiates relatives à la mondialisation
en cours, C. Geffré a esquissé comment pourrait se développer,
après des siècles d'une meurtrière rivalité,
une coopération entre les monothéismes chrétien et
musulman. Si la divinité de Jésus-Christ semble, entre autres,
constituer au plan doctrinal une pierre d'achoppement infranchissable,
la foi commune en un Dieu créateur pourrait conduire ces deux religions
à témoigner ensemble de la transcendance de la personne humaine
face à l'immanence des sagesses de l'Orient et au cynisme des idéologies
dominantes en Occident. L'exaltation du désir sauvage, les sacralisations
intempestives prônées par de multiples néo-paganismes
et le culte de l'argent qui transforme l'homme en marchandise sont autant
d'idolâtries qui se retournent contre l'humanité en même
temps qu'elles nient Dieu. En proclamant que la vie est sacrée et
doit pouvoir s'épanouir dans la justice et la paix, le christianisme
et l'islam disent que leur foi en Dieu s'accompagne d'une véritable
foi en l'homme, et annoncent un humanisme que toute personne de bonne volonté
devrait pouvoir partager.
Jacqueline Kohler
Coordinatrice des conférences
Culture et Christianisme