Laurent Gagnebin est Professeur à la Faculté de théologie Protestante de Paris.
Qu'est-ce qui vous a conduit, dès le début de votre carrière, à considérer l'athéisme comme une question cruciale ?
J'ai été profondément marqué par la grande interrogation qui a préoccupé l'ensemble des penseurs, chrétiens comme athées , après la seconde guerre mondiale : que peut-on dire de Dieu ? Dans un ouvrage intitulé " Aux prises avec Dieu ", le théologien Heinz Zahrnt affirmait alors que plus aucune théologie honnête ne sera désormais possible si ce n'est en tête-à-tête avec l'athéisme. L'expérience de la guerre et l'essor du communisme avaient puissamment répercuté le choc produit par ceux que Ricúur appelait les " maîtres du soupçon " - Marx, Nietzsche et Freud. Croyants et athées se trouvaient confrontés à la même question et impliqués dans un même combat : " aux prises avec Dieu " pour comprendre et bâtir le monde . Cela les rendait très proches les uns des autres, et permettait à chacun de mieux établir son identité.
Etant fils de pasteur et ayant grandi dans un milieu soumis à de fortes influences ecclésiastiques, j'ai sans doute été plus critique que d'autres par rapport à l'orthodoxie chrétienne et aux habitudes qu'elle véhiculait. J'ai eu très tôt le sentiment que la religion pratiquée autour de moi - et que je pratiquais moi-même - m'éloignait du christianisme. Ne prenant pas en compte les aspirations des hommes de notre temps, la théologie qui m'était proposée me semblait terne et ne me donnait pas envie de rester chrétien. D'où mon intérêt pour la recherche libre et nouvelle portée par la littérature athée, sous la plume de Simone de Beauvoir, de Jean-Paul Sartre et d'Albert Camus entre autres.
Paradoxalement, ces athées m'ont ramené à l'évangile. J'ai trouvé chez eux une parole qui me rappelait des éléments essentiels du message biblique, ainsi que des convictions qui tranchaient avec l'indifférence de beaucoup de chrétiens ; je les ai découverts plus proches de l'évangile que nombre de pratiquants de nos Eglises. Alors que le spectacle donné par les Eglises m'avait éloigné de la foi, le dialogue avec l'athéisme m'a réconcilié avec elle en me permettant de la découvrir sous un jour nouveau. A l'instar de l'athéisme, la foi m'est apparue sous l'angle d'une exigence inconditionnelle de vérité, de liberté et d'engagement, à l'opposé des multiples formes d'aliénation que revêt si communément la religion. J'ai réalisé que croire ne se réduit pas à une facilité commandée par la peur de la mort ou l'espoir d'un gain dans l'éternité, mais impose le choix d'une existence libre et solidaire du monde, aussi difficile et aussi désintéressé que les choix proposés par les athées que je lisais.
L'athéisme militant n'étant plus guère d'actualité, les enseignements apportés par le dialogue passé entre chrétiens et athées sont-ils aujourd'hui périmés ?
Le monde se construit désormais sur sa propre lancée, sans se référer à Dieu, et cependant nous assistons à un étonnant " retour du religieux ". Une multitude de gens se passionne pour les religions, et beaucoup se laissent emporter par des élans spirituels et mystiques de toutes sortes. En transposant le propos de Zahrnt, on pourrait dire que plus aucune théologie honnête ne sera désormais possible si ce n'est en tête-à-tête avec les nouveaux mouvements religieux, et de façon plus générale avec les autres religions. Mais quels sont les enjeux de cette donne inattendue pour le christianisme ?
En fait, il ne s'agit pas vraiment d'un " retour du religieux ", mais plutôt de l'émergence d'une religiosité originale, inspirée par la modernité et par notre propension à consommer. La plupart des mouvements religieux actuels se caractérisent par leur nature farouchement individualiste et par leurs fortes composantes affectives. Immergé dans un monde où dominent les préoccupations relatives à l'identité et au confort, l'individu se montre obsédé par son épanouissement personnel : il s'imagine qu'à force de se chercher, il pourra se trouver et se réaliser pleinement. Très souvent, Dieu ne représente pour lui qu'un détour pour aboutir à lui-même, et les communautés sont réduites à n'être qu'un milieu porteur largement instrumentalisé. On veut jouir de Dieu pour jouir de soi. L'esprit court après les sagesses, et la sensibilité court après les émotions des expériences religieuses.
Cette situation inédite est-elle justiciable, au regard de l'athéisme, de la même critique que les formes traditionnelles de la religion ? Pour ma part, je suis persuadé que les aliénations véhiculées par la nébuleuse religieuse contemporaine s'apparentent largement aux aliénations autrefois dénoncées par Marx, Nietzsche ou les existentialistes, et qu'elles sont pareillement nocives. Le narcissisme forcené qui domine notre temps est contraire à l'évangile : se faire plaisir à soi-même moyennant des gratifications imaginaires, en ignorant les autres et le monde, est à l'opposé des enseignements bibliques. Aujourd'hui comme hier, c'est donc avec la même pertinence que l'athéisme interroge notre foi, et qu'il peut nous ramener à elle quand la religion nous en détourne. La nouvelle religiosité n'est pas à condamner, mais à comprendre et à évangéliser - à ouvrir au monde et à Dieu.
Que peut apporter aux hommes d'aujourd'hui une religion qui propose un salut dont ils ne ressentent pas le besoin ?
Le problème du salut dans l'au-delà ne figure pas parmi les soucis majeurs de nos contemporains, et il est par conséquent inepte de vouloir convaincre à tout prix ceux-ci d'avoir à ressentir le besoin d'être sauvés. La plupart des gens donnent la priorité à leur vie présente en arguant que personne ne sait au juste ce qui advient après la mort, et il n'est pas certain que l'évangile leur donne tort sur ce point. Dans une optique plus immédiate, on suppose parfois que le salut consiste à engranger du sens et de l'espérance dans un monde qui en serait dépourvu hors de la foi, mais il n'est pas davantage évident que nos contemporains en éprouvent le besoin. Pourquoi ne pas admettre, en effet, que tout homme peut donner un sens à sa vie, même s'il ne croit pas en Dieu ? Et, tout bien considéré, soyons modestes : il n'existe pas de perspective plus absurde et plus désespérante que celle des peines de l'enfer éternellement infligées à une partie de l'humanité...
Si les Eglises se sont beaucoup discréditées en culpabilisant leurs fidèles par une attention morbide portée aux péchés, il n'en reste pas moins vrai que le salut annoncé par le christianisme par rapport au péché (au singulier) répond aujourd'hui encore à une profonde aspiration, assez communément partagée. Beaucoup d'hommes et de femmes désirent au plus intime de leur être se voir délivrés des entraves qui les nouent en eux-mêmes et les tiennent prisonniers, séparés des autres et de Dieu. En affirmant que le salut est d'ores et déjà acquis par la grâce divine et qu'il n'y a donc plus lieu de s'en inquiéter, la foi chrétienne rompt la solitude des êtres, les libère et les ouvre au prochain. Elle les arrache à la culpabilité et au narcissisme qui les engluent dans leur moi ; et, brisant leur enfermement, elle les dispose au service de leurs frères. Etre sauvé, c'est renaître au monde dans la liberté et la fraternité qui viennent de Dieu, pour contribuer à instaurer une humanité plus humaine. Il est clair que cela n'a rien à voir avec une religion égoïste qui ne viserait que le salut des âmes - c'est, au contraire, en être libéré.
Les Eglises vous semblent-elles être en mesure d'incarner dans la civilisation moderne la foi chrétienne telle que vous la concevez ?
Je dois trop à l'Eglise qui m'a accueilli comme pasteur et comme théologien pour ne pas lui témoigner ma reconnaissance, et je pense qu'il ne faut pas faire le procès des Eglises. Elles ont fait ce qu'elles ont pu à travers les siècles, et nul ne doit leur jeter la pierre... Mais pour ce qui est de la vitalité du christianisme à l'avenir, j'ai le sentiment qu'il est vain d'imaginer qu'elle dépendra des Eglises - du moins en Occident. Personnellement, je considère que les institutions ecclésiastiques ont fait faillite, et il ne me semble pas indiqué de chercher à réhabiliter la religion dont elles ont été et demeurent le vecteur.
L'unique réalité essentielle à mes yeux est celle de l'Eglise invisible de Jésus-Christ qui, transcendant les frontières de nos institutions, rassemble en elle tous ceux et toutes celles qui sont attachés aux préceptes de l'évangile et les mettent en pratique. Sans vouloir récupérer quiconque, j'imagine volontiers que cette Eglise-là compte plus d'athées que de dévots ... A la question de savoir si Dieu existe, Renan a répondu : pas encore ! Tant que sa justice, sa paix et son amour ne se réalisent pas sur terre, Dieu n'atteint pas vraiment sa plénitude et l'homme reste appelé à le faire advenir. De même peut-on dire que l'homme n'existe pas encore, et qu'il nous incombe toujours de l'enfanter selon les dimensions de sa vocation divine. La même chose est vraie de l'Eglise : il nous appartient de la mettre au monde dans sa plénitude, en tant que communion entre tous les hommes et avec Dieu. Ce ne sont pas là des choses acquises, mais des projets et des combats.
" C'est à l'amour que vous aurez les uns pour les autres que le monde reconnaîtra que vous êtes mes disciples " a dit Jésus. Voilà pour moi l'ultime critère, à la fois d'une simplicité désarmante et d'une suprême exigence, où il n'est question ni de doctrine, ni de liturgie, ni d'Eglise. Les gens de la rue ne s'y trompent pas quand, désignant ceux qu'il considèrent comme de vrais chrétiens, ils avancent les noms d'Albert Schweitzer, de Martin Luther King, de Desmond Tutu, de l'abbé Pierre, de súur Emmanuelle ou de mère Teresa. Ce n'est pas qu'ils tiennent ces personnes pour de grands théologiens, des champions de l'orthodoxie ou des modèles de piété. C'est simplement parce qu'en réponse à l'amour de Dieu pour les hommes, elles ont mis l'évangile en úuvre à travers l'amour du prochain, et ce au service des plus pauvres. Peut-être est-il ainsi donné aux gens de la rue de comprendre d'emblée ce qui nécessite parfois toute une vie de recherche pour les théologiens...