Laurent Gagnebin est Professeur à la Faculté de théologie Protestante de Paris.
Remise en question
Des millions de cadavres hantaient les esprits au lendemain de la seconde
guerre mondiale et de la Shoa, empêchant quiconque de continuer à
penser ou à croire comme auparavant. La raison et la religion venaient
de faire pareillement naufrage dans ces tragédies. La littérature
athée mit alors en scne un monde sans Dieu et absurde, dépourvu
de toute signification définie par avance, où seul l'homme
pouvait donner du sens à ce qui n'en avait pas en engageant sa liberté
au service des autres. Dieu était congédié, mais l'idée
de Dieu restait si présente que le biologiste Jean Rostand a pu
dire : "Si seulement les croyants pensaient aussi souvent à Dieu
que nous qui n'y croyons pas !".
Dans les années 80, c'est un matérialisme pratique qui
s'imposa, ignorant Dieu et considérant la foi comme une survivance
anachronique. Tout en continuant à admettre l'existence de Dieu,
beaucoup de gens vivaient comme s'ils n'y croyaient pas ; et l'indifférence
religieuse pénétra jusque dans les Eglises. Mais alors que
semblait se confirmer le fameux slogan "Dieu est mort", il y eut vers 1985
un "retour du religieux" aussi inattendu qu'exhubérant - ou du moins
une surprenante "recomposition" du champ religieux. Les Eglises connurent
des poussées charismatiques et intégristes, et hors des institutions
traditionnelles surgirent des attentes spirituelles inédites et
se développa un marché du religieux foisonnant et hétéroclite.
Certains sont allés jusqu'à parler d'une "revanche de Dieu"
!
Au terme de cette évolution contrastée, la foi est aujourd'hui
à repenser. La critique de l'aliénation religieuse faite
par l'athéisme garde toute sa pertinence à l'heure où
le désir de la satisfaction individuelle est privilégiée
au détriment des responsabilités communautaires. De nouvelles
formes de partage eet de spiritualité se cherchent au-delà
du matérialisme et du narcissisme de la société de
consommation. La diversification de l'offre religieuse pose de multiples
problèmes, dont celui de la vérité des religions.
Marginalisées et confrontées aux tentations identitaires,
les institutions ecclésiastiques ont à se redéfinir
au service de Dieu et des hommes dans un environnement désormais
laïc et pluraliste.
Les obstacles à la foi
Le comportement passé et actuel des chrétiens et des Eglises
représente pour nombre de nos contemporains le principal obstacle
à la foi. Pour définir la spécificité de son
mouvement, Jésus n'a pas parlé de sacrements, de culte, d'orthodoxie
ou de hiérarchie ; il a simplement affirmé : "C'est à
l'amour que vous aurez les uns pour les autres que le monde reconnaîtra
que vous êtes mes disciples". Or l'histoire du christianisme est
pleine de querelles, de déchirements et de crimes commis au nom
de Dieu. Peut-être Jésus dirait-il aujourd'hui à Thomas
: "Heureux ceux qui croiront malgré ce qu'ils ont vu"...
Une autre difficulté pour la foi provient du scandale de la
souffrance injuste et du mal. Le spectacle des atrocités que subit
le monde est-il conciliable avec l'idée d'un Dieu tout-puissant
qui serait un Dieu d'amour ? Comme l'athée, le croyant doit admettre
que le mal ne s'explique pas et peut pas se justifier. La foi chrétienne
éclaire cependant singulièrement la question du mal en confessant
un Dieu qui a lui-même été victime du mal sur la croix
de Jésus-Christ. L'histoire des religions ne fournit aucun exemple
comparable à celui de ce Dieu vaincu qui a révélé,
dans sa faiblesse et sa défaite, que l'amour peut l'emporter sur
le mal et la mort, et qu'il n'existe pas d'autre toute-puissance que celle
de l'amour. Aimer les hommes et combattre les maux dont ils souffrent sont
les seules réponses possibles au problème du mal - pour les
croyants comme pour les non-croyants.
Beaucoup de gens refusent la foi pour ne pas devoir renoncer à
l'esprit critique qu'ils considèrent à juste titre comme
une prérogative essentielle de l'homme. De fait, les Eglistes ont
doublement tort quand elles veulent imposer la foi comme s'il s'agissant
d'un savoir assuré, et quand elles culpabilisent les personnes qui
doutent. D'abord parce que chaque croyant lucide est habité par
des doutes et que l'agnoticisme doit être respecté en tant
que donnée incontournable de la condition humaine : on peut croire
que Dieu existe ou croire le contraire, mais nul ne peut réellement
savoir ce qu'il en est. Ensuite parce que la foi inclut le doute plus qu'elle
ne s'y oppose, ne serait-ce que dans la mesure où le doute éprouve
la foi et permet de l'approfondir. C'est dans la tension entre la foi et
le doute qu'intervient le choix de croire en dépit des raisons qui
poussent à douter. "Croire, selon le théologien Paul Tillich,
c'est embrasser la foi et le doute à son sujet".
Croire aujourd'hui
Croire de nos jours comme il y a deux mille ans, au nom d'une authenticité
originelle, est non seulement impossible, mais serait contraire à
la raison et à la foi. Cela reviendrait à nier que l'homme
et Dieu lui-même se réalisent dans l'histoire, et à
mépriser tout ce qui a pu être créé au cours
des deux millénaires écoulés. Pour être crédible,
le discours de la foi doit être traduit dans la culture contemporaine
façonnée par le sprogrés des sciences et des techniques.
Au lieu de confondre l'évngile avec le moule dans lequel il s'est
formé, il faut distinguer ce qui, dans les dires de Jésus
et les récits qui les ont accompagnés, relevait des conceptions
empiriques ou théoriques d'une époque, de ce qui a constitué
l'essentiel du message évangélique ; puis le faut traduire
ce message dans nos représentations actuelles. C'est le sens qui
compte, et non la lettre. Ainsi, les récits relatifs à la
virginité de Marie n'ont de toute évidence pas eu pour objet
de nous transmettre des détails d'ordre gynécologiques ;
ils devaient signifier de manière symbolique et forte que Jésus
est venu de Dieu et a incarné sa Parole - ce qui es capital pour
la foi. La vérité est toujours à redéfinir
dans le présent : c'est l'interminable et modeste tâche de
la théologie, qui incombe à tous les croyants.
Mais la foi ne se réduit pas à des abstractions. Croire,
ce n'est pas tant adhérer aux formules d'un credo qu'agir dans le
quotidien avec Dieu au milieu des hommes. C'est seulement en se mettant
au service des autres, en luttant pour la justice et la paix, qu'un homme
peut découvrir ce que croire veut dire et ce qu'il croit vraiment,
et qu'il peut partager sa foi avec ses contemporains. "Si tu veux croire
en Jésus-Christ, commence par faire quelque chose en son nom" disait
Albert Schweitzer. La foi ne consiste pas à commémorer des
évènements d'autrefois pour restaurer les images d'un Dieu
du passé et gagner le paradis ; elle porte à faire advenir
Dieu concrètement parmi l'humanité d'aujourd'hui et de demain.
Pour cela, une fraternelle et souveraine liberté est indispensable,
et il n'y a pas à s'embarrasser de préalables doctrinaux
ou institutionnels : tous ceux qui se battent pour humaniser le monde,
qu'ils soient croyants ou athées, portent en eux une part de ciel.