Dans la conférence qu'il a donnée le 20 octobre à Altkirch sous le titre "Un Dieu à la merci des hommes", J. Moingt a opté pour une théologie ancrée dans l'histoire plutôt que dans la dogmatique. Après avoir précisé le statut de tout discours portant sur Dieu, il a analysé l'évolution des conceptions de Dieu à travers le judaïsme et le christianisme.
Quand l'homme interroge Dieu, c'est son propre mystère qu'il
cherche à élucider. De ce fait, toute parole sur Dieu est
d'abord une parole sur l'homme, qui exprime la façon dont la personne
humaine ressent son être-au-monde, sa relation à ses semblables,
à la nature et à ce qui le dépasse. Mais comme les
pensées des hommes se forment dans le creuset de l'histoire, elles
ne cessent de se transformer, et les représentations du Dieu biblique
ne font pas exception. Révélé à travers une
succession d'événements historiques, le Dieu d'Israël
a porté plusieurs noms et revêtu des visages différents
au fil des siècles. Par la suite, la tradition chrétienne
a également produit des images variées du Dieu de la Bible,
voire contradictoires parfois. Et à présent, il nous faut
redécouvrir, pour nous et nos contemporains, le visage de ce Dieu
dans l'aujourd'hui du monde.
Le Dieu des pères
Au début de l'histoire d'Israël, Abraham fit alliance avec un dieu qui, parmi les nombreux dieux de son époque, lui promit une postérité nombreuse et la possession d'une terre en contrepartie d'une allégeance exclusive. Divinité d'un homme et de son clan, puis du peuple issu de cette souche, le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob était perçu comme aimant et jaloux, prenant fait et cause pour les siens quand ils l'honoraient de leur fidélité, mais les châtiant durement quand ils se détournaient de lui. Ce n'est que bien plus tard, dans le sillage de Moïse, qu'Israël reconnut dans la divinité de ses pères le Dieu tout-puissant qui avait créé le ciel et la terre, et qui était le Dieu unique et universel de l'humanité. Mais il a fallu attendre l'émergence des courants prophétiques et sapientiaux pour voir apparaître un Dieu vraiment préoccupé du salut de tous les peuples. Opposée à la conception d'une divinité ethnique, cette nouvelle image de Dieu restait cependant marquée par l'idée que les autres nations étaient toutes appelées à reconnaître le Dieu des pères d'Israël, et à admettre la prééminence perpétuelle du peuple élu ainsi que ses privilèges.
Le Dieu de Jésus
Jésus fut certainement un homme fidèle à la religion de ses pères, que rien ne portait à vouloir fonder une religion nouvelle en se proclamant Dieu. Ce qu'il prêchait ne semblait pas vraiment inédit, puisque Dieu était qualifié de père depuis des générations, que son affection pour les enfants d'Israël ne cessait d'être célébrée, et que le commandement de l'amour du prochain suivait de près celui de l'amour de Dieu. Pourtant, par sa vie et sa mort, il a radicalement transcendé et dépassé la religion d'Israël. Son rapport à " son " Père a inauguré une relation à Dieu foncièrement nouvelle, d'une intimité se passant de toute médiation et suscitant l'adoration " en esprit et en vérité ". Il a témoigné qu'au-delà des représentations du Dieu de la Loi, son Dieu n'était qu'amour dans toutes les dimensions de son être. Et au nom de ce Dieu, il a invité ses disciples à aimer tous les hommes sans exception, jusqu'aux ennemis, annonçant que le Royaume de Dieu est ouvert aux pécheurs et aux païens comme aux fils d'Israël. La révélation de ce Dieu rendant caduque la religion établie, cela valut à Jésus la peine de mort pour blasphème. Son supplice s'acheva dans la pire solitude : il s'est trouvé non seulement rejeté de son peuple et lâché par les siens, mais délaissé par Dieu lui-même. En abandonnant Jésus sur la croix, son Dieu manifesta qu'il se dépouillait des pouvoirs de domination sur le monde et sur l'histoire que lui prêtaient les hommes, et qu'il s'identifiait pour toujours à ce crucifié dans la force et l'impuissance de l'amour. Mais en ressuscitant Jésus, il signifia que cet amour l'emporte finalement sur le mal et la mort.
Le Dieu des chrétiens
Si Dieu a montré en Jésus son véritable visage, il appartenait aux premiers chrétiens de le reconnaître et d'apprendre à en témoigner - et ce au risque de se tromper. La secte messianique qui émergea du judaïsme au matin de Pâques cheminera longtemps à travers interrogations et conflits pour trouver son identité. A peine libérée du légalisme et du ritualisme d'une religion de la pureté, l'image du Dieu biblique devait être confrontée avec celle du Dieu de la pensée grecque, héritière de très anciennes traditions patriarcales et d'une mythologie foisonnante. Le Credo élaboré à la jonction des deux mouvances culturelles proposa la foi en un Dieu défini comme " Père Tout-puissant ". Se présentant comme le nouvel et véritable Israël, l'Eglise s'attribua les prérogatives de l'ancien peuple élu en matière de relations avec le ciel, et elle ira jusqu'à décréter tout salut impossible hors d'elle. Quand l'empire romain devint chrétien, elle s'allia avec lui en vue d'étendre sur la terre le règne du Dieu qu'elle représentait. Cette option politico-religieuse s'accompagna d'une tentation hégémonique qui amena l'Eglise à sacraliser le pouvoir et à prôner la théocratie, sous l'égide d'une Providence relayée par la hiérarchie ecclésiastique. Au plan théologique, la philosophie fut mise à contribution pour produire une image de la divinité en accord avec la raison universelle : Dieu apparut alors comme une entité éternelle et immuable, subsistant par elle-même et pour elle-même hors du temps et de l'espace, et cependant omniprésente, omnisciente et omnipotente.
L'ordre chrétien issu des puissantes constructions intellectuelles et politiques du Moyen-Âge se fissura dès les premières poussées de la modernité. La nouvelle pensée scientifique rejeta les représentations archaïques véhiculées par les croyances religieuses, de la cosmologie biblique à l'interventionnisme de la Providence. La philosophie se dégagea de la tutelle théologique qui l'étouffait, et usa de la liberté de pensée et de parole nouvellement acquise pour contester l'autoritarisme du magistère ecclésiastique. Au plan social, l'Eglise fut vivement attaquée en raison de la domination qu'elle exerçait par le biais de multiples formes d'emprise politique ; et le procès engagé contre elle prit une tournure nouvelle avec l'apparition d'un athéisme militant qui, pour dénoncer l'aliénation religieuse, visa directement l'idée de Dieu. Au terme de ces processus, la sécularisation contemporaine ne fait que précipiter le naufrage d'une divinité que la chrétienté avait voulu honorer en la revêtant de puissance et de gloire, mais qui n'est plus pensable après les guerres et les drames qui se sont multipliés au siècle dernier. Se vouant au culte de Dieu et à la manifestation visible de sa seigneurie, l'Eglise a eu tendance à assimiler la cause de Dieu à la sienne, à confondre son honneur avec le sien, à imaginer que la gloire divine a besoin des louanges humaines, et à recourir au pouvoir pour assurer la suprématie de la religion. Elle est aujourd'hui victime de cette conception et des pratiques qui s'en inspirèrent, en dépit des multiples témoignages admirables qu'elle a rendus à Dieu par ailleurs.
Le Dieu des autres
Contrairement aux apparences, l'actuelle implosion de la religion chrétienne ne signifie pas la fin de Dieu, mais elle ouvre des horizons nouveaux pour la foi. En récusant les représentations idolâtriques de Dieu, elle renvoie les croyants et l'Eglise à la vérité qui est au coeur de l'Evangile : la révélation que Dieu a donnée de lui-même sur la croix de Jésus. La divinité des pères d'Israël qui était censée gouverner l'univers a péri sur cette croix, mais Dieu s'est identifié à Jésus pour manifester, à travers l'humiliation, l'abandon et la mort du crucifié, que le Dieu véritable n'est que relation d'amour, don de soi gratuit et absolu, vie livrée aux autres pour leur salut. Aujourd'hui, l'incroyance d'une proportion sans cesse croissante de nos contemporains oblige à reconnaître que le Dieu de la chrétienté, paré des mêmes attributs de puissance et de gloire que le Dieu des pères d'Israël, est mort à son tour en laissant Jésus en croix ; et c'est au milieu de cette nuit que peut désormais réapparaître le vrai visage de Dieu, pour éclairer et libérer les hommes, tous les hommes jusqu'à la fin des temps. L'heure est donc venue pour les chrétiens de renoncer au Dieu particulier qu'ils se sont façonné au cours de leur histoire, et de reconnaître le Dieu ami et sauveur qui ne fait pas acception de religion, mais qui est le Dieu des autres en même temps qu'il est le Dieu des chrétiens.
La grandeur de ce Dieu révélé sur la croix de Jésus réside dans l'absolu de son amour : un amour qui libère l'humanité de toutes les peurs, et d'abord de la peur de Dieu, de toutes les culpabilités et servitudes, et d'abord de celles liées au Dieu tout-puissant et interventionniste des religions, et qui libère Dieu lui-même des images mondaines que les hommes ont fabriquées pour l'enchaîner à eux et se servir de lui. A défaut d'être le Père Tout-puissant de la communauté des fidèles qui le vénèrent, le Dieu de Jésus est un Dieu universel, père et libérateur de l'humanité entière, qui appelle tous les hommes à s'épanouir dans un monde juste et fraternel, au-delà des exclusions et des violences qui défigurent le visage de Dieu en défigurant le visage de l'homme. Tel est l'Evangile, la Bonne Nouvelle de Dieu apportée par le Messie. Faisant écho au titre de sa conférence, J. Moingt conclût en ces termes : " Privée en grande partie de la visibilité de la religion, la relation du chrétien à Dieu est entrée dans une période nouvelle de son histoire, elle est, pour une large part, à réapprendre et à reconstruire ; elle n'en sera que plus vivante si elle se tisse, à découvert et sans protection, à même la trame de notre relation au monde, où Dieu ne cesse d'advenir. Le Dieu qui a abandonné Jésus sur la croix est celui qui nous livre 'à la merci' des hommes : en lui comme en nous, il prend sa gloire dans le service rendu à tous ceux qu'il aime."
Par Jacqueline Kohler